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46 u Libération Samedi 26 et Dimanche 27 Septembre 2020
Jean-PaulGéhin
ruches comme Crésus
Près de Basse-sur-le-Rupt,
dans les Vosges, cet apiculteur
qui appelle ses abeilles ses
«cocottes» et dit ressentir leur
«taux vibratoire», récolte avec
respect et une infinie tendresse
un miel de sapin qui a le goût
de son terroir.
I
l faut bien l’avouer, on n’était
pas très rassuré quand il nous
a coiffé d’un drôle de casque
colonialetd’unevoilurecircu-
laire protégeant la tête jusqu’aux
épaules. Puis Jean-Paul Géhin,
­apiculteur(1) sur les hauteurs de
Basse-sur-le-Rupt, dans les Vosges,
a ­enflammé une poignée d’herbes
­sèches qu’il a placée dans son
­enfumoir, sorte de cafetière à bec et
à soufflet. Il s’est approché de l’une
desesruchesinstalléesdansunver-
ger en friches de vieux arbres man-
gésparleslichens,puisilaactionné
sans hâte le soufflet: «Je fume au
­minimum pour ne pas donner de
stress aux abeilles et risquer d’aro-
matiser leur miel. Quand elles sen-
tentlafumée,ellessegorgentdemiel,
c’estunréflexedesurvie.»Jean-Paul
ôte le toit de la ruche et c’est un
­microcosme insoupçonné qui nous
apparaît. Comme la tranche brune
etdoréed’unvieuxlivredontlespa-
ges seraient autant de cadres alvéo-
lésremplisdemieletoùdéfilentdes
milliers de petites vies ralenties par
l’enfumage. Jean-Paul Géhin est
l’homme qui parle aux abeilles
quandilvientles­visiter.Chapeaude
cuir éculé par le temps au-dessus
d’une barbe ­élégante, chemise à
­carreaux, voix douce mais ferme, il
leur donne du «pardon les filles» ou
«salut les ­cocottes» et remet dans la
ruche une jeune abeille qui ne sait
pas encore voler. Dans ses pas, en
suivant ses gestes minutieux, le
temps semble soudain suspendu,
l’appréhension d’être piquée envo-
lée.«Lesabeillessefientànosodeurs,
ànospeurs.C’estcommelechienface
àl’homme»,ditJean-PaulGéhinqui
affirme ressentir le taux vibratoire
des abeilles, l’énergie de la ruche en
posant la main dessus. Il est aussi
«unpeusourcierpar[son]père» etse
fie à tous ses dons et à son instinct
pouridentifier«lesendroitsoùlesru-
ches ne donneront pas le meilleur».
Insecte sauvage. Peut-être un
peu chaman, assurément natura-
liste, ce père, avec son épouse Ra-
chel,d’unetribude15enfants,ades
mots simples pour définir sa voca-
tion: «Quand on aime les choses, on
les fait intuitivement bien. Avec res-
pect et amour, on apporte plus aux
animaux et aux plantes, l’énergie se
transmet.»Ilalasagessed’unmétier
basé sur un être vivant venu de la
nuit des temps: «En 2006, la revue
scientifique Science se fait l’écho de
la découverte, au nord de la Birma-
nie, d’un fossile d’abeille du ­Crétacé
pris dans la gangue d’une oléorésine
fossile sécrétée par des conifères,
l’ambre jaune, raconte Isabelle
Avisse dans son Grand Traité des
miels(2) aussi érudit que captivant.
Identifié comme Melittosphex bur-
mensis,cespécimend’abeillepréhisto-
riqueestâgédequelque100millions
d’années.Atitredecomparaison,les
plus anciens représentants du genre
Homo,HomohabilisetHomorudol-
fensisseraientapparusvoilà2,5mil-
lions d’années en Afrique. Premier
représentant de notre espèce, Homo
sapiensauraitenviron200000ans.»
La chasse au miel est aussi vieille
que Mathusalem comme l’explique
l’autrice. «Des peintures rupestres
datant de la préhistoire attestent
que, depuis des dizaines de milliers
d’années, les existences des hommes
Par
Jacky durand
Envoyé spécial
à Basse-sur-le-Rupt (Vosges)
Photos
emmanuel pierrot
Jean-Paul Gehin avec un enfumoir, le 13 juillet dans les Vosges.
et des abeilles sont liées. Dans la
grotte de l’Araignée près de Valence,
en Espagne, une peinture pariétale
datéede12000à5000ansavantno-
tre ère campe un individu risquant
savieafindedérober,suspenduàdes
­cordes et armé d’un panier, le miel
d’une colonie d’abeilles sauvages ni-
chée à flanc de falaise.» Selon Isa-
belle Avisse, c’est aux Chinois que
l’ondoitlepassagedelamaraudedu
miel sauvage à une ébauche d’api-
culture à partir de 1200 avant notre
èreaveclebouchagepartieldesnids
d’abeillespardufumierafindefaci-
literlesrécoltes,le­marquagedesar-
bres où ­nichent des colonies…
«Comme le pain et le lait, le miel est
de ces nourritures essentielles et pri-
mitives dont la simple mention
­évoque l’âge d’or et sa perfection»,
­affirment Nicole Blanc et Anne
­NercessiandanslaCuisineromaine
antique(3) évoquant l’importance
du rucher dans l’économie des do-
maines agricoles romains. Ils citent
un certain Palladius, auteur d’un
traité sur l’agriculture, pour qui «il
convient d’installer les abeilles non
loin de la ferme, dans un lieu
­ensoleilléoùl’apiculteuraurasoinde
rendreleurcadreagréableensemant
force thym et autres plantes ­odo­-
rantes».
Le plus remarquable dans cette
­longue marche du temps est la
­constance de la relation toute à la
foisétroiteetambiguëquel’homme
entretient avec l’abeille comme
­l’explique Jean Riondet, apiculteur,
dansInstallerunpremierrucher(4):
«On entenddireparfoisquel’apicul-
teur est “le berger des abeilles”. C’est
à la fois vrai et faux! Certes, notre
abeille domestique, Apis mellifera,
demande des soins spécifiques si l’on
veut que la colonie prospère et pro-
duise du miel. Mais elle est et sera
toujours un insecte sauvage, qui in-
teragit avec son environnement:
la nature, les plantes, les fleurs…
La conduite d’un rucher demande
d’avoir en tête cette ambivalence.»
Goutte dorée. Jean-Paul Géhin
veille sur environ 400 ruches, prin-
cipalement dans les Vosges mais
aussidansleSud,àMenton.Cema-
tin, il nous emmène dans un vallon
perduducôtédeMunsteroùilains-
tallé 23 ruches à l’abri d’une haie de
saules. L’air embaume la menthe
sauvage. Il retire un cadre d’une
­ruche: «Partout où ça brille, c’est du
miel, sourit l’apiculteur qui lll
Jean-Paul Géhin veille
sur environ 400 ruches
principalement dans
les Vosges mais aussi
dans le Sud, à Menton.
Libération Samedi 26 et Dimanche 27 Septembre 2020 u 47
­Géhin: «Dans un environnement
granitique, le goût du miel est plus
prononcécarlesolestricheenminé-
raux.Lesterresargileusesapportent
davantage de subtilité.»
Chirurgie Adeptedel’apithérapie,
l’apiculteurasoignéàmaintesrepri-
ses, avec les produits de ses ruches,
lesaccidents,plusoumoinsgraves,
dontilaétévictimedurantsonexis-
tence.Ilcitenotammentlestravaux
du professeur Bernard Descottes
(1943-2009), chef du service de chi-
rurgieviscéraleetdetransplantation
au CHU de Limoges, qui,
pendant plus de vingt-
cinqannées,aexpéri-
menté différents
protocoles pour ci-
catriser les plaies
desespatientsavec
du miel. Jean-Paul
Géhin n’administre
aucunproduitchimi-
que à ses abeilles mais
des «infusions d’ortie, de
serpolet, de sarriette, de clou
de­girofleetduvinaigredecidrepour
stimulerleursdéfensesimmunitaires
et lutter contre les parasites». Mais
surtout,ilestconvaincuqu’«unapi-
culteurquin’aimepassesabeilles,je
nediraipasqueçanemarcherapas
pourlui,maisàunmomentlevivant
lui fera comprendre qu’il faut qu’il
change sa façon de faire».•
(1)Rucher du petit bichon, la Croix
des Moinats, Basse-sur-le-Rupt (88).
Rens.: 03 29 24 86 44.
(2) Grand Traité des miels d’Isabelle
Avisse, éd. le Sureau-Apidis, 2014,
34,50€.
(3)La Cuisine romaine antique
de Nicole Blanc et Anne Nercessian,
éd. Glénat (2020), 39 €
(4)Installerunpremierrucher,guideprati-
quedudébutant,éd.Ulmer(2016),19,90€.
nous le fait partager. Quand
le cadre est rempli, il peut y avoir
1,5 kilo de miel. Il est bon, très bon,
c’est du miel de sapin. Tout va bien,
le sapin donne.»
Cettegouttedoréequel’onn’enfinit
pas de déguster est l’aboutissement
d’unevieouplutôtdemilliersdepe-
titesvies.Audépartestlareine,per-
sonnagecentraldelaruchequipond
des milliers d’œufs à l’origine des
trois castes d’abeilles: un œuf non
fécondé donne un mâle, le faux-
bourdon; un œuf fécondé donne
une femelle, soit une
reine si la larve est
nourrie exclusive-
ment de gelée
royale,soituneou-
vrièresilalarveest
nourrie avec des
gelées riches en
miel et en pollen
maispauvresenge-
lée royale. La longé-
vité de l’ouvrière est
variable:sixsemainesen
été, jusqu’à cent soixante
jours à la morte-saison quand la co-
lonievitauralenti.Aufildesonexis-
tence, cette prolotte va avoir plu-
sieurs activités: tour à tour femme
de ménage de la ruche, productrice
degeléeroyale,demiel,decire,gar-
dienne,butineuseetenfinéclaireuse
capable de parcourir plusieurs kilo-
mètres à la recherche de nouvelles
sources de nourritures. Quand elle
n’aspire pas le nectar et ne récolte
pas le ­pollen des fleurs, l’abeille va
quérir le précieux miellat du sapin,
duchâtaignieroudunoisetier.Celi-
quide visqueux est ­produit par des
insectesparasitescommelepuceron
qui ­piquent les parties les plus ten-
dresdesvégétauxpoursenourrirde
la sève. Les miels ne sont pas seule-
mentdefleursoudemiellats,ilsont
aussi leurs terroirs, selon Jean-Paul
15 km
VOSGES
Épinal
BAS-
RHIN
MEURTHE-
ET-MOSELLEMEUSE
HAUTE-
MARNE
HAUTE-SAÔNE
HAUT-
RHIN
MOSELLE
Basse-sur-
le-Rupt
lll

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  • 1. 46 u Libération Samedi 26 et Dimanche 27 Septembre 2020 Jean-PaulGéhin ruches comme Crésus Près de Basse-sur-le-Rupt, dans les Vosges, cet apiculteur qui appelle ses abeilles ses «cocottes» et dit ressentir leur «taux vibratoire», récolte avec respect et une infinie tendresse un miel de sapin qui a le goût de son terroir. I l faut bien l’avouer, on n’était pas très rassuré quand il nous a coiffé d’un drôle de casque colonialetd’unevoilurecircu- laire protégeant la tête jusqu’aux épaules. Puis Jean-Paul Géhin, ­apiculteur(1) sur les hauteurs de Basse-sur-le-Rupt, dans les Vosges, a ­enflammé une poignée d’herbes ­sèches qu’il a placée dans son ­enfumoir, sorte de cafetière à bec et à soufflet. Il s’est approché de l’une desesruchesinstalléesdansunver- ger en friches de vieux arbres man- gésparleslichens,puisilaactionné sans hâte le soufflet: «Je fume au ­minimum pour ne pas donner de stress aux abeilles et risquer d’aro- matiser leur miel. Quand elles sen- tentlafumée,ellessegorgentdemiel, c’estunréflexedesurvie.»Jean-Paul ôte le toit de la ruche et c’est un ­microcosme insoupçonné qui nous apparaît. Comme la tranche brune etdoréed’unvieuxlivredontlespa- ges seraient autant de cadres alvéo- lésremplisdemieletoùdéfilentdes milliers de petites vies ralenties par l’enfumage. Jean-Paul Géhin est l’homme qui parle aux abeilles quandilvientles­visiter.Chapeaude cuir éculé par le temps au-dessus d’une barbe ­élégante, chemise à ­carreaux, voix douce mais ferme, il leur donne du «pardon les filles» ou «salut les ­cocottes» et remet dans la ruche une jeune abeille qui ne sait pas encore voler. Dans ses pas, en suivant ses gestes minutieux, le temps semble soudain suspendu, l’appréhension d’être piquée envo- lée.«Lesabeillessefientànosodeurs, ànospeurs.C’estcommelechienface àl’homme»,ditJean-PaulGéhinqui affirme ressentir le taux vibratoire des abeilles, l’énergie de la ruche en posant la main dessus. Il est aussi «unpeusourcierpar[son]père» etse fie à tous ses dons et à son instinct pouridentifier«lesendroitsoùlesru- ches ne donneront pas le meilleur». Insecte sauvage. Peut-être un peu chaman, assurément natura- liste, ce père, avec son épouse Ra- chel,d’unetribude15enfants,ades mots simples pour définir sa voca- tion: «Quand on aime les choses, on les fait intuitivement bien. Avec res- pect et amour, on apporte plus aux animaux et aux plantes, l’énergie se transmet.»Ilalasagessed’unmétier basé sur un être vivant venu de la nuit des temps: «En 2006, la revue scientifique Science se fait l’écho de la découverte, au nord de la Birma- nie, d’un fossile d’abeille du ­Crétacé pris dans la gangue d’une oléorésine fossile sécrétée par des conifères, l’ambre jaune, raconte Isabelle Avisse dans son Grand Traité des miels(2) aussi érudit que captivant. Identifié comme Melittosphex bur- mensis,cespécimend’abeillepréhisto- riqueestâgédequelque100millions d’années.Atitredecomparaison,les plus anciens représentants du genre Homo,HomohabilisetHomorudol- fensisseraientapparusvoilà2,5mil- lions d’années en Afrique. Premier représentant de notre espèce, Homo sapiensauraitenviron200000ans.» La chasse au miel est aussi vieille que Mathusalem comme l’explique l’autrice. «Des peintures rupestres datant de la préhistoire attestent que, depuis des dizaines de milliers d’années, les existences des hommes Par Jacky durand Envoyé spécial à Basse-sur-le-Rupt (Vosges) Photos emmanuel pierrot Jean-Paul Gehin avec un enfumoir, le 13 juillet dans les Vosges. et des abeilles sont liées. Dans la grotte de l’Araignée près de Valence, en Espagne, une peinture pariétale datéede12000à5000ansavantno- tre ère campe un individu risquant savieafindedérober,suspenduàdes ­cordes et armé d’un panier, le miel d’une colonie d’abeilles sauvages ni- chée à flanc de falaise.» Selon Isa- belle Avisse, c’est aux Chinois que l’ondoitlepassagedelamaraudedu miel sauvage à une ébauche d’api- culture à partir de 1200 avant notre èreaveclebouchagepartieldesnids d’abeillespardufumierafindefaci- literlesrécoltes,le­marquagedesar- bres où ­nichent des colonies… «Comme le pain et le lait, le miel est de ces nourritures essentielles et pri- mitives dont la simple mention ­évoque l’âge d’or et sa perfection», ­affirment Nicole Blanc et Anne ­NercessiandanslaCuisineromaine antique(3) évoquant l’importance du rucher dans l’économie des do- maines agricoles romains. Ils citent un certain Palladius, auteur d’un traité sur l’agriculture, pour qui «il convient d’installer les abeilles non loin de la ferme, dans un lieu ­ensoleilléoùl’apiculteuraurasoinde rendreleurcadreagréableensemant force thym et autres plantes ­odo­- rantes». Le plus remarquable dans cette ­longue marche du temps est la ­constance de la relation toute à la foisétroiteetambiguëquel’homme entretient avec l’abeille comme ­l’explique Jean Riondet, apiculteur, dansInstallerunpremierrucher(4): «On entenddireparfoisquel’apicul- teur est “le berger des abeilles”. C’est à la fois vrai et faux! Certes, notre abeille domestique, Apis mellifera, demande des soins spécifiques si l’on veut que la colonie prospère et pro- duise du miel. Mais elle est et sera toujours un insecte sauvage, qui in- teragit avec son environnement: la nature, les plantes, les fleurs… La conduite d’un rucher demande d’avoir en tête cette ambivalence.» Goutte dorée. Jean-Paul Géhin veille sur environ 400 ruches, prin- cipalement dans les Vosges mais aussidansleSud,àMenton.Cema- tin, il nous emmène dans un vallon perduducôtédeMunsteroùilains- tallé 23 ruches à l’abri d’une haie de saules. L’air embaume la menthe sauvage. Il retire un cadre d’une ­ruche: «Partout où ça brille, c’est du miel, sourit l’apiculteur qui lll Jean-Paul Géhin veille sur environ 400 ruches principalement dans les Vosges mais aussi dans le Sud, à Menton.
  • 2. Libération Samedi 26 et Dimanche 27 Septembre 2020 u 47 ­Géhin: «Dans un environnement granitique, le goût du miel est plus prononcécarlesolestricheenminé- raux.Lesterresargileusesapportent davantage de subtilité.» Chirurgie Adeptedel’apithérapie, l’apiculteurasoignéàmaintesrepri- ses, avec les produits de ses ruches, lesaccidents,plusoumoinsgraves, dontilaétévictimedurantsonexis- tence.Ilcitenotammentlestravaux du professeur Bernard Descottes (1943-2009), chef du service de chi- rurgieviscéraleetdetransplantation au CHU de Limoges, qui, pendant plus de vingt- cinqannées,aexpéri- menté différents protocoles pour ci- catriser les plaies desespatientsavec du miel. Jean-Paul Géhin n’administre aucunproduitchimi- que à ses abeilles mais des «infusions d’ortie, de serpolet, de sarriette, de clou de­girofleetduvinaigredecidrepour stimulerleursdéfensesimmunitaires et lutter contre les parasites». Mais surtout,ilestconvaincuqu’«unapi- culteurquin’aimepassesabeilles,je nediraipasqueçanemarcherapas pourlui,maisàunmomentlevivant lui fera comprendre qu’il faut qu’il change sa façon de faire».• (1)Rucher du petit bichon, la Croix des Moinats, Basse-sur-le-Rupt (88). Rens.: 03 29 24 86 44. (2) Grand Traité des miels d’Isabelle Avisse, éd. le Sureau-Apidis, 2014, 34,50€. (3)La Cuisine romaine antique de Nicole Blanc et Anne Nercessian, éd. Glénat (2020), 39 € (4)Installerunpremierrucher,guideprati- quedudébutant,éd.Ulmer(2016),19,90€. nous le fait partager. Quand le cadre est rempli, il peut y avoir 1,5 kilo de miel. Il est bon, très bon, c’est du miel de sapin. Tout va bien, le sapin donne.» Cettegouttedoréequel’onn’enfinit pas de déguster est l’aboutissement d’unevieouplutôtdemilliersdepe- titesvies.Audépartestlareine,per- sonnagecentraldelaruchequipond des milliers d’œufs à l’origine des trois castes d’abeilles: un œuf non fécondé donne un mâle, le faux- bourdon; un œuf fécondé donne une femelle, soit une reine si la larve est nourrie exclusive- ment de gelée royale,soituneou- vrièresilalarveest nourrie avec des gelées riches en miel et en pollen maispauvresenge- lée royale. La longé- vité de l’ouvrière est variable:sixsemainesen été, jusqu’à cent soixante jours à la morte-saison quand la co- lonievitauralenti.Aufildesonexis- tence, cette prolotte va avoir plu- sieurs activités: tour à tour femme de ménage de la ruche, productrice degeléeroyale,demiel,decire,gar- dienne,butineuseetenfinéclaireuse capable de parcourir plusieurs kilo- mètres à la recherche de nouvelles sources de nourritures. Quand elle n’aspire pas le nectar et ne récolte pas le ­pollen des fleurs, l’abeille va quérir le précieux miellat du sapin, duchâtaignieroudunoisetier.Celi- quide visqueux est ­produit par des insectesparasitescommelepuceron qui ­piquent les parties les plus ten- dresdesvégétauxpoursenourrirde la sève. Les miels ne sont pas seule- mentdefleursoudemiellats,ilsont aussi leurs terroirs, selon Jean-Paul 15 km VOSGES Épinal BAS- RHIN MEURTHE- ET-MOSELLEMEUSE HAUTE- MARNE HAUTE-SAÔNE HAUT- RHIN MOSELLE Basse-sur- le-Rupt lll