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Sous la direction de Jacques-François Marchandise

[ DESIGN
CRISES
CONTROVERSES ]
Laura Pandelle

Mémoire de fin d’études
ENSCI-Les Ateliers 2012
4
SOMMAIRE
Avant-propos.
Sur une petite archéologie du design.			

p. 11

Introduction.
Penser la crise.						p. 19
Crise(s), Modernité.					p. 25
Questionner le design dans une crise moderne.		
p. 27
PARTIE 1.
[ AU NOM DES PÈRES ]

Introduction.
Sonder le récit des origines.				

p. 36

1/ Un questionnement théorique et pratique de l’idée de Progrès.

Critique du changement.					p. 41
Le temps paradoxal de la Modernité.			
p. 43
2/ Un projet essentiellement politique.

Entre la Firm et la League : l’intellectuel utopiste et l’entrepreneur
socialiste.						p. 51
Le projet social, un nouvel idéal pour la création.		
p. 53
Le Deutscher Werkbund et les premières contradictions du design
industriel.						p. 55
3/ Des crises fondatrices.

Passerelles.						
p. 65
Interstices.						p. 72

5
Conclusion.
Le design dans la construction moderne des cultures européennes.
							p. 76
PARTIE 2.
[ DESIGN ET IDÉOLOGIES ]

Introduction.
Trois objets.						p. 85
1/ Avant-gardes, utopies, idéologies.

Futurisme : révolution.					p. 93
Constructivisme : l’œuvre totale.				
p. 96
2/ Design sous idéologie.

Totalitarisme, utopie, culture.				
Du design des choses au design de l’Homme.		
Dénaturation / acculturation.				

p. 101
p. 104
p. 107

Conclusion.
Design et idéologies.					p. 110
PARTIE 3.
[ AUX INTERSTICES DE SYSTÈMES EN CRISE ]
Introduction.
Le design «anti-crise» des 30 Glorieuses.			

p. 122

1/ Projets, manifestes et performances en contexte de crise.

Quand le design passe à l’acte.				
De Prisunic à IKEA : l’attirail anti-crise de la vie moderne.	
6

p. 131
p. 138
2/ Émergence du design dans des cultures en crise : le Japon et l’Italie.

Tout est design.						p. 149
Le Japon : apparition du design en territoire occupé.		
p. 153
L’Italie : miracle stylistique post-idéologique.		
p. 160
Bilan.							
p. 170
3/ Objets pour une conscience de crise : émergence du design critique.
L’art et la vie en 1960.					
Effrangements de l’art et du design.			

p. 175
p. 178

Introduction.
Humanisme et crise moderne.				

p. 185

PARTIE 4.
[ UN HUMANISME EN CRISE ]

1/ Le design dans un monde incertain.			
Le caddie, le bunker, le bâton.				
Design et critique : phénomène de crise?			
Bilan.							

p.197
p. 205
p. 209

2/ Changement de rôles.					
Le mythe d’un design sans le designer.			
Le design comme un laboratoire du social.			

p. 213
p. 225

Conclusion						

p. 235

Bibliographie						

p. 243

Remerciements						

p.253

7
8
9
AVANT-PROPOS

AVANT-PROPOS
Sur une petite archéologie du design.

J’ai entre les mains un petit livre, peut être le premier de ma bibliothèque d’apprenti-designer. En couverture, une photographie violette
du fauteuil Bulle de Eero Aarnio, en surimpression sur fond vert - à la
manière d’une sérigraphie de Warhol. «CHAIRS». Collection : ICONS.
Éditions : Taschen. Une petite bible d’étudiant, annotée, parcourue,
cornée, enrichie de coupures de journaux et de magazines.

Au moment de commencer ce mémoire, un point d’étape personnel s’impose : je connais peu, ou mal, l’univers de la discipline que je m’apprète
à exercer. Alors que les vues en coupe et les dessins d’éclaté ont déserté
mes carnets de croquis pour faire place aux story-boards, schémas,
cartographies et autres outils d’un design moins industriel qu’organisationnel, la nécessité d’expliquer «quel est le design que je pratique»
est devenue un trait récurrent de mes premières expériences professionnelles. «Quel est votre rôle, en tant que designer ? » «Est-ce encore du
design ? ». La question de savoir où je me situe dans la discipline m’ouvre
donc à un abîme théorique - et à la tâche de définir, à défaut de l’expliquer, la limite entre ce qui est du design et ce qui n’en est pas.
Je me replonge dans les ouvrages généraux qui m’ont accompagnée
depuis le début de mes études en design. Milles formes, silhouettes,
compositions, environnements, défilent sur les pages brillantes des
éditions Taschen, Pyramid, Thames & Hudson. Ces merveilleux livres
d’images ont probablement constitué pour moi le premier aperçu d’un
paysage culturel du design, et faute d’un périmètre précis, un ensemble
d’éléments de référence et de valeurs positives. Le design : suite d’instantanés, objets connus, nommés, datés, formes finies. Ces collections
d’icônes reflètent une certaine culture de l’Histoire du design que l’historienne Jocelyne Leboeuf décrypte comme une branche moderne de
l’Histoire de l’Art - c’est-à-dire jalonnée de réalisations exemplaires, des

11
Design / Crises / Controverses

«objets-oeuvres» identifiés comme la synthèse des aspirations esthétiques et des avancées techniques d’une époque. Pour l’historienne,
cette lecture est construite sur deux figures centrales - l’objet iconique
et le designer créateur - qui sont insuffisantes pour comprendre en profondeur l’interaction entre la discipline et le mille-feuille économique,
social et culturel qui constitue son époque : «une vision romantique de
l’Histoire, où la figure du «grand designer» charismatique est aussi relayée
par un discours médiatique (...) et fait en effet croire à une possible réconciliation entre aspirations individualistes et production de masse»1 . L’Histoire
du design est ainsi balisée de silhouettes magiques d’objets du quotidien, interprétations formelles des problématiques de leur temps à
travers la subjectivité éclairée de quelques individus - la chaise de café
(la N°14 de Thonet, 1859), la lampe de bureau réglable (l’Anglepoise de
Cawardine, 1933), la voiture Mini (la 2CV, Citroën, 1948), la machine
à écrire (la Valentine de Sottsass, Olivetti, 1969) l’ordinateur portable
(l’Ibook, Apple, 2001). Des idées devenues progressivement des archétypes, sur lequel s’articule un «langage des objets» qui serait propre à
l’univers du design2.
Sortis des livres d’Histoire, le statut de ces objets extra-ordinaires
m’interpelle. D’un côté, je les vois comme icônes, «formes-images». Mis
en scène dans les revues, les vitrines, les musées, ils semblent témoigner d’un éclair de génie dans le design, un moment de plénitude, un
point d’ancrage dans le temps. D’un autre côté, je perçois à travers eux
les traces et indices des mécanismes socio-techniques qui les ont produits : on ne peut les comprendre hors d’un contexte d’énonciation, une
histoire. Ils semblent correspondre à ce que la société aurait produit de
«mieux» sur une période donnée, et contiennent donc une forme d’achèvement ou de perfection dans le design. Chacun d’entre eux semble à la
fois l’expression particulière d’un contexte culturel, industriel et artis-

1  Jocelyne Leboeuf, De l’histoire de l’art à l’histoire du design industriel, compte-rendu des
des ateliers de la recherche en design, 22 et 23 mai 2007, P.114-122.
2  Le Langage des Objets est un ouvrage de Deyan Sudjic paru en 2012 aux éditions
Pyramid. Une attention y est portée à l’analyse d’objets «ordinaires» qui ont marqué le 20e
siècle, ce qui en fait une anthologie du design relativement différente des recueils d’icônes
précédemment évoqués.

12
AVANT-PROPOS

• Un crustacé dans une douille usagée :
couverture de l’ouvrage de Ernesto Oroza
Rikimbili, une étude sur la désobéissanc
technologique et quelques formes de
réinvention.

tique, et une tentative d’abstraire de ce contexte une définition générale
du design. À travers eux, le design m’apparaît comme une succession
d’arrêts sur image, une énigme à réponses multiples. Une discipline qui
n’aurait connu que des trouvailles, ou des mutations positives. Se pose
alors la question de savoir de quoi l’icône est-elle la trace, et du travail
qui en est à l’origine. Est-il médiatique, historique, théorique, critique ?
Que nous dit-il de la construction du design comme discipline, au fil de
sa très courte Histoire ? Si le design en tant que champ d’activité semble
extrêmement balisé, il demeure, en tant que processus, un mystère.

À cette première collection d’icônes, d’autres images se sont superposées, tout aussi fascinantes : issues des ouvrages d’Ernesto Oroza sur
la désobéissance technologique dans la création populaire à Cuba3, ou
du Système P recensé par Catherine Rechard en milieu carcéral4, des
ouvrages de Victor Papanek sur l’équipement nomade, ou encore de
Villa Sovietica, savoureuse anthologie du kitsch dans les marchandises
d’import-export en ex-URSS5. Ces objets, paradoxalement recensés dans
des collections habituellement consacrées au design, constituent un
ensemble de pratiques de conception vernaculaires, sauvages, commerciales, intimes, publiques ou populaires qui semblent dessiner un
«autre» dans le design. Au design en relief et en formes absolues des
objets-icônes, s’oppose un design en creux, issu de la manipulation ingénieuse, banale et diffuse de la vie quotidienne. À une vision disciplinaire
du design, jalonnée de réalisations exemplaires, s’oppose sa définition
comme une fonction anthropologique aux multiples facettes, un processus non-fini de production, de transformation et d’assimilation des
artefacts du monde moderne.
Design versus non-design. La restitution (assez récente) de ces pratiques dans des ouvrages consacrés au design re-situe la discipline dans
3  Ernesto Oroza, Rikimbili, Une étude sur la désobéissance technologique et quelques
formes de réinvention, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2009. Objets réinventés, avec Pénélope de Bozzi, éditions Alternatives, 2002.
4  Catherine Réchard, Système P : Bricolage, invention et récupération en prison, éditions
Alternatives, 2002.
5  Alexandra Schüssler, Willem Mes, Johnathan Watts, Villa Sovietica, éditions Infolio,
2009.

13
Design / Crises / Controverses

le contexte d’une culture matérielle évoluant au fil du développement
de nos sociétés industrielles - dans les nuances de l’invention, de la
fabrication, du détournement, de l’usage. Elle révèle également l’intérêt
de chercher une définition du design précisément au frottement entre
les «canons» de la discipline, et des objets dont on ne sait pas trop ce
qu’ils sont, mais qui d’une manière ou d’une autre renvoient au design,
à l’ingéniosité de certains dessins et desseins, ou encore qui lui sont
contemporains, et constituent une source d’inspiration, d’imitation, de
récupération, ou au contraire, un réservoir d’alternatives. Pour Ernesto
Oroza, la poussée de la création populaire cubaine est avant tout motivée par la désobéissance : «C’est une action violente en termes culturels
contre l’univers matériel colonial qui nous entoure et qui semble incapable
de trouver des solutions à la vie de chacun (...) je ne peux pas m’empêcher de
le voir, littéralement, comme une supermastication, un superbroyage», dit
l’auteur dans une interview avec Baptiste Menu. «C’est pour cela que j’ai
utilisé dans [mon livre] cette image de Fidel Castro à la télévision nationale
en train de vanter aux Cubains un objet chinois qui permet de faire bouillir
de l’eau (...)»6. Le contexte cubain reflète une société en crise assiégée
par un consumérisme qui ne lui correspond pas : la production qui
en résulte est une sorte de re-design permanent de solutions pour la
vie quotidienne. À travers l’exploration de Ernesto Oroza, le design
ne m’apparaît plus comme la simple mise à disposition de biens pour
la consommation, mais comme un processus tortueux et complexe de
réception, d’adaptation, de détournement, de test, de refus et de réinvention des choses, qui passe en même temps par une étape d’écrasement des signes : une de-définition de l’objet désigné.
Le design des livres d’icônes est une discipline qui fait émerger des emblèmes, des objets qui s’imposent comme une évidence - une discipline
qui serait capable d’effectuer une synthèse créative entre les styles et
les idées d’une époque, et ne pourrait s’épanouir que dans des moments
d’âge d’or. Le design des ouvrages de Oroza, Rechard ou Papanek est un
ensemble de pratiques hétérogènes et contradictoires, qu’il faut saisir
6  Ernesto Oroza, Créations en chaîne, interview réalisée par Baptiste Menu, Revue
Azimuts n°35, 2010.

14
AVANT-PROPOS

sur le vif, qu’on ne peut extraire de leur contexte particulier : une nondiscipline, qui pourtant nous en dit long sur les liens culturels d’une
société à son environnement matériel.

Au delà de la question de savoir si le design peut être considéré strictement comme une discipline ou non, je constate que le point de vue de
l’Histoire sur le design est indissociable de son élaboration théorique.
Jocelyne Leboeuf cite à cet égard la réflexion de John A. Walker sur «les
silences et les impasses symptomatiques d’une histoire du design industriel soumise à l’idéologie du «bon design» (...) [What would you think of a
general histories which only describes good people and happy events?]»7.
La valeur scientifique de l’Histoire du design est également interrogée
par Alexandra Midal en introduction à son propre ouvrage sur le sujet : 
«Jusqu’à présent il [n’existe] pas d’histoire du design posant la question naturelle de son historiographie et mettant en avant les idées, les contradictions
et les théories de ses auteurs»8. Il semble donc en premier lieu que toute
compréhension globale du design fasse appel à une vision historique :
aujourd’hui encore, on tend à expliquer le design à travers une généalogie de concepts, de notions et de définitions - «art appliqué», «stylique»,
«esthétique industrielle», «activité de conception»9 - alors même que
le débat sur le «design thinking» pose la question d’un mode de pensée
radicalement propre à cette discipline. Par ailleurs, il semble que les
analyses, les partis-pris et les points d’entrée de l’Histoire du design
évoluent en même temps que la discipline, et nous proposent différents
diagnostics sur les interactions entre le design et son contexte social,
économique et culturel. Si l’Histoire semble être le champ théorique le
plus solide et le plus documenté à travers lequel on peut comprendre et
analyser le design, il convient de l’envisager comme une production évolutive et critique, et non comme une science exacte. L’historien Victor
7  John A. Walker, Design history and history of design, Chicago, Pluto Press 1989, P.33,
cité par Jocelyne Leboeuf, De l’histoire de l’art à l’histoire du design industriel, op.cit.
8  Alexandra Midal, Design : Introduction à l’histoire d’une discipline, éditions Pocket,
2009, p. 8.
9  Jocelyne Leboeuf souligne dans l’article précédemment cité qu’il est «toujours difficile
d’entreprendre une réflexion sur le design sans le passage obligé des définitions et de l’histoire du mot depuis ses origines latines».

15
Design / Crises / Controverses

Margolin plaide ainsi pour l’abandon d’une Histoire du design centrée
sur des problématiques internes à la discipline (ce qui rejoint l’analyse
de Jocelyne LeBoeuf : «l’Histoire du design comme branche de l’Histoire
de l’art et de l’architecture»10) au profit d’une interprétation plus transversale de la culture matérielle, de ce qu’il nomme «product milieu» :
«the human-made material and immaterial objects, activities, and services ;
and complex systems or environments that constitute the domain of the
artificial»11. Selon lui, il est indispensable d’interroger les liens entre le
design et la culture matérielle en général pour saisir le sens, le rôle et
le mode opératoire de cette discipline dans la société où elle se développe. Outre le fait que cette approche «ouvre la voie à des recherches qui
questionnent le cadre théorique et épistémologique d’une histoire du design
basée sur des valeurs occidentales»12, commente Jocelyne LeBoeuf, elle a
aussi pour intérêt de faire rentrer dans le périmètre de l’approche historique du design précisément tout ce que l’Histoire ne retient pas. Au
design des icônes, expression radieuse des avancées technologiques et
esthétiques du 20e siècle, on pourrait donc de superposer un design des
errances, des impasses et des échecs, voire des aberrations et des non
lieux de nos univers artificiels.
Cette interrogation sur le sens de l’Histoire m’amène à réfléchir aux
événements de crise. Si les manuels d’Histoire générale du design
ressemblent à des catalogues d’inventions géniales, l’Histoire générale
du 20e siècle semble dominée par l’irruption des catastrophes dans
tous les domaines et à toutes les échelles : krachs boursiers, crises du
pétrole, mondialisation des conflits, menace environnementale, crises
sociales. La notion de crise, utilisée pour caractériser un grand nombre
de phénomènes de l’Histoire contemporaine, semble à la fois faire
sens, et révéler une certaine impuissance à saisir ce qui est à l’oeuvre.
On peut donc se demander pourquoi, dans un siècle préoccupé par le
10  Jocelyne Leboeuf, De l’histoire de l’art à l’histoire du design industriel, op. cit.

11  Victor Margolin, Design in History, texte issu d’une présentation réalisée le 3 Avril
2008 lors du 17e Annual Symposium on the Decorative Arts and Design à Cooper-Hewitt, au
National Design Museum de New York.
12  Jocelyne Leboeuf, à propos de la thèse de Victor Margolin, ibid.

16
AVANT-PROPOS

changement - et bouleversé par la difficulté à intégrer et à comprendre
ce changement - une discipline aussi transversale et pragmatique que le
design est interprétée essentiellement comme le reflet des périodes de
plénitude et de croissance. Actuellement, on convoque souvent le design
comme une science au service de l’innovation dans les entreprises : une
discipline faite de méthodes, d’outils et de pensée stratégique, pour pallier la crise que traversent les modèles traditionnels. Le Master «Innovation by Design» récemment mis en place à l’ENSCI-Les Ateliers en
témoigne : en facilitant les passerelles entre le monde du design et celui
des organisations, il contribue à promouvoir et élaborer ce rôle d’acteur
hybride, d’accompagnateur du changement. Hypothèse qui soulève
par ailleurs de nombreuses critiques au sein de la discipline, et passe
parfois pour un effet de mode, parfois pour une pure instrumentalisation du design. Il est donc intéressant de voir que si l’Histoire du design
semble jalonnée de controverses stylistiques et débats théoriques, la
discipline ne semble jamais être affectée par un état de crise : toujours
elle se renouvelle, se réinvente, se repositionne.

Dans le contexte actuel, un parallèle évident semble être fait entre une
situation générale de crise - crise économique, crise sociale, crise écologique - et la capacité du design à proposer des solutions. «We design
social change» déclare la jeune agence écossaise Snook en en-tête de leur
site internet. Cette mobilisation du design envers des causes globales
s’accompagne d’une forte responsabilisation du rôle du designer. Le
design est-il depuis son origine une discipline sensible au changement ?
Alors que les livres d’icônes nous dépeignent le design comme une
incarnation de la nouveauté, souvent sous sa forme la plus rayonnante
et la plus optimiste, le Rikimbili de Ernesto Oroza décrit plutôt une
forme d’invention liée à la crise, et à la nécessité de trouver des voies de
contournement et de négociation du changement. On est alors en droit
de se demander quels sont les facteurs culturels, sociaux et techniques
qui déterminent le positionnement du design dans la dynamique du
changement - positif ou négatif - qui affecte massivement les sociétés
modernes au cours du 20e siècle.

17
Design / Crises / Controverses

Le but de ce mémoire n’est pas de revisiter l’Histoire du design à travers le filtre des drames et des catastrophes qui jalonnent la période
contemporaine. Il s’agit plutôt d’interroger le positionnement de la
discipline face à des événements qu’on a jugés comme «crises». Il nous
faut tout d’abord comprendre ce qu’implique cette notion, sur le plan
de la pensée et sur le plan de l’Histoire. Il nous faut ensuite interroger
ce que l’on sait du design qui est contemporain de ces événements de
crise, et comment est construite cette connaissance, à travers une série
de cas d’étude. Il s’agit enfin de se demander si le rapport au changement est un point de vue pertinent pour comprendre le fonctionnement
du design, et ses liens profonds avec le contexte social, économique et
culturel où il se développe. Si le design est apparu dans un siècle de
mutations, quelle conscience et quelle vision ses praticiens ont-ils du
changement à l’œuvre - et comment détermine-t-il leur compréhension
des problèmes et des situations auxquels ils se confrontent ? Au lieu
de regarder le design comme une succession de réponses, nous allons
donc l’interroger comme un processus, fait de projets, de tentatives,
de productions, de manifestes, et de points de vue, afin de comprendre
l’évolution de son rôle dans les sociétés modernes. Que peut-on alors
penser de l’hypothèse actuelle d’un design comme pensée du changement, que soutiennent les approches du «design thinking» ou du design
organisationnel («design for change» selon le nom d’un label anglosaxon) ? Doit-on lire, dans les réactions du design aux mutations de son
temps, un trait fondamental de la discipline ? Loin de tout militantisme,
la question d’une vision du monde propre au design est alors à requestionner.

18
INTRODUCTION

INTRODUCTION
Nous avons traversé le temps des ruptures, nous vivons aujourd’hui
à l’époque des crises. Qu’il affecte le développement de l’individu, le
fonctionnement de la société, les rouages de l’économie mondiale, ou
le devenir de notre écosystème, le changement semble massivement
interprété à travers le filtre de la crise. Si la crise connaît aujourd’hui
une érosion de son sens, se manifeste selon des modalités inattendues
et dans une très grande diversité de contextes, il nous faut également
comprendre qu’elle connaît un tournant majeur au moment de la
Modernité, avec sa généralisation à un concept global. Paul Ricoeur souligne lors d’une conférence à l’Université de Neuchâtel qu’il s’agit d’un
«déplacement de l’idée de crise du plan économique au plan des représentations d’un phénomène social et total»13, ce qui sous-tend un amalgame
des différentes facettes de la crise (rupture d’équilibre, perturbation,
irruption de l’inconnu, mutation) et des différentes sphères qu’elle
traverse (politique, économie culture). Cette généralisation de l’idée de
crise ne va pas sans un éparpillement, voire une dissolution de son sens,
c’est-à-dire que le concept ne suffit plus à expliquer ce qu’il désignait
à l’époque moderne. La Modernité est alors vue rétrospectivement
comme le résultat d’une crise (une rupture avec la société traditionnelle) et comme une situation de crise en soi. C’est sur cette trame de
fond que naît le design, discipline moderne par essence. On est alors en
droit d’interroger les liens entre l’idée de «crise» et l’idée de «design»
dans leur acception moderne.

Penser la crise.

Si l’idée de crise apparaît aujourd’hui comme un concept-valise, Paul
Ricoeur précise qu’elle est historiquement polysémique et ambiguë.

13  Paul Ricoeur, La crise, un phénomène spécifiquement moderne ?, conférence donnée le
3 nov. 1986 à l’aula de l’Université de Neuchâtel, publiée dans la Revue de théologie et de
philosophie n°120 (1988) P.1-19.

19
Design / Crises / Controverses

Employée dans de nombreux domaines - médecine, géopolitique, psychologie, sciences sociales et environnementales - elle renvoie à une
grande diversité d’interprétations. Dans le langage médical, la crise
évoque la manifestation extérieure et paroxysmique d’une pathologie,
ce qui s’en suit soit par une aggravation soit par une amélioration de
l’état de santé. C’est le moment où la maladie se révèle, c’est donc aussi
un moment de vérité pour le soignant : du point de vue de la médecine,
la crise désigne donc un épisode très spécifique de la maladie, qui justifie un processus de mesure, d’analyse, d’évaluation et d’action. En psychologie en revanche, la crise désigne le passage douloureux d’un état
de la vie à un autre (crise de l’adolescence, de la cinquantaine, etc.). Il ne
s’agit pas tant d’une irruption violente que d’un état de malaise diffus
qui accompagne la recherche d’un nouvel équilibre, et un éveil à soi.
Au sein de la médecine on voit donc que la crise tolère des interprétations différentes, et signifier tantôt une perturbation, une rupture ou
une déséquilibre, tantôt une irruption salvatrice, un désengorgement.
Paul Ricoeur évoque trois autres échelles d’analyse du concept de
crise - la crise au sens cosmopolitique, la crise au sens épistémologique
dans l’histoire des sciences, et la crise au sens économique à l’époque
contemporaine - ce qui nous permet de comprendre ceci : la crise peut
désigner d’une part l’irruption de l’inconnu total, un changement de
paradigme provoqué soit par un événement catastrophique, soit par
une découverte inattendue, soit par une invention (disons une nouvelle
donne : l’irruption de la relativité dans la mécanique newtonienne en
1905, les attentats du 11/09, Fukushima...) - elle concerne alors un processus de rupture profonde et son onde de choc dans le temps. D’autre
part elle peut qualifier un phénomène constitutif de l’organisme qui lui
est sujet, c’est-à-dire un processus de déséquilibre et de reéquilibrage.
La crise témoigne alors de la dynamique interne de l’organisme qu’elle
affecte, et de sa capacité à évoluer.
Ce qui nous intéresse, c’est de voir que la crise désigne l’accomplissement d’une transformation dans un système plus que la nature de
cette transformation en soi. C’est un modèle de pensée qui désigne un
fait qui «met en crise», qui ébranle un système dans son intégralité.
Pour Ricoeur, les deux notions-clé pour une théorie de la crise sont
20
INTRODUCTION

l’autonomie du processus (un accident, un fait disruptif non prévisible
et non-évitable, qui peut être ressenti comme une fatalité) et sa périodicité. De fait, la crise sous-tend une pensée d’un système faillible, et
les facteurs (plus ou moins irréguliers) de sa faillibilité. Idée également
évoquée par Edgar Morin, qui dit : «Tout système comporte nécessairement des antagonismes qui portent en eux la potentialité et la mort du
système». Et plus loin : «Si l’on veut, pour concevoir la crise, aller au delà de
l’idée de perturbation, d’épreuve et de rupture d’équilibre, il faut concevoir
la société comme système capable d’avoir des crises...»14. Une pensée de
la crise s’accompagne donc d’une pensée du monde (corps, organisme,
groupe, société) dans lequel advient la crise. Ceci nous amène à l’idée
d’une représentation du monde en crise. «La crise est inséparable du sujet
qui la pense»15 nous dit le mathématicien René Thom dans son texte
Crises et Catastrophes. Ainsi nous sortons d’une idée de la crise comme
un épisode ponctuel, un objet fini, figé dans l’Histoire et identifiable
selon des critères objectifs (quand bien même chaque crise renouvelle
ses critères de compréhension) pour l’appréhender comme un modèle
de représentation (ressenti) du cours des choses. On est alors à même
d’interroger l’impact que pourrait avoir une représentation crisique
de la société sur des disciplines sensibles au changement : les arts, les
sciences... le design ?

Cela nous amène à un deuxième point : la crise s’accompagne d’un
imaginaire très fort, qu’elle nourrit et renouvelle. Paul Ricoeur tente
la transposition d’une analyse de la crise à l’échelle du sujet - crise
existentialiste - au plan de la conscience historique, et dit ceci : «Lorsque
l’espace d’expérience se rétrécit par un déni général de toute tradition,
de tout héritage, et que l’horizon d’attente tend à reculer dans un avenir
toujours plus vague et plus indistinct, seulement peuplé d’utopies ou plutôt
d’uchronies sans prise sur le cours effectif de l’Histoire, alors la tension entre
horizon d’attente et espace d’expérience devient rupture, schisme»16. Ceci
signifie que les lieux (topoï, espaces-temps) où s’articulent les muta14  Edgar Morin, Pour une crisologie, Revue Communications n°25, 1976, P.149-163.
15  René Thom, Crises et catastrophes, Revue Communications n°25, 1976.
16  Paul Ricoeur, La crise, un phénomène spécifiquement moderne ?, op.cit.

21
Design / Crises / Controverses

tions de l’Histoire peuvent être affectés, dans la crise, par un caractère
impossible ou impensable du changement - d’où une rupture entre le
temps et l’espace de l’action. Dès lors, ce qu’on appelle «imaginaire
de crise» peut être aussi considéré comme une crise de l’imaginaire,
une incapacité à se projeter dans l’avenir de façon équilibrée. Jacqueline Barrus-Michel évoque dans une édition des Cahiers de psychologie
politique que la crise sur le plan historique s’accompagne généralement
par le refoulement d’une réalité en contradiction avec l’imaginaire mis
en place (par un système culturel, idéologique ou marchand...), puis, au
moment du paroxysme, par une défaillance brutale de la symbolisation
(c’est-à-dire que plus rien n’a de sens) qui est relayée et amplifiée par un
imaginaire de crise catastrophiste, paranoïaque, violent. La psychosociologue souligne ailleurs que la crise est alors nécessaire pour sortir
déboucher l’horizon : «Si le conflit est naturel et inhérent (...) aux contradictions de la société, la crise est peut être le seul mode de changement quand il
y a rupture entre les données de la réalité, les capacités de maîtrise symboliques et les penchants imaginaires»17. C’est en quelque sorte un processus
à accomplir jusqu’au bout.
Ainsi les rapports entre crise et imaginaire peuvent être interprétés de
deux manières. D’une part comme une caisse de résonance du malaise
qui précède et entoure la crise - on peut alors se demander quelle est la
sensibilité des arts et du design à cet ensemble de signaux faibles, par
anticipation du changement. D’autre part comme un premier espace
de liberté où s’esquissent des potentiels de résolution et de sortie de
crise. Edgar Morin évoque dans Pour une crisologie que «la recherche de
solutions mythiques ou imaginaires»18 intervient bien avant le déclenchement de l’action, même s’il en constitue une forte inspiration. De fait de
nombreux moments de l’Histoire montrent l’émergence de représentations politiques sommaires mais fortes (leader charismatique, mouvement d’opinion radical, idéologie nouvelle) s’appuyant sur un imaginaire
sociale de crise : c’est ainsi que Théodore Abel analyse (en 1966) la
montée du nazisme, dans le contexte d’angoisse et de crise identitaire
17  Jacqueline Barrus-Michel, Crise(s), Les cahiers de psychologie politique [en ligne] n°14,
janvier 2009.
18  Edgar Morin, Pour une crisologie, op.cit.

22
INTRODUCTION

de l’Allemagne de l’entre-deux-guerres.
L’imaginaire de crise serait donc à la fois le lieu d’une amplification fantasmatique du malaise et le lieu où se réenclenche l’action. Du côté de la
culture matérielle, on peut se demander si la société de consommation
n’est pas particulièrement propice au développement d’une production
d’anticipation de crise (tangible et mentale) dans lequel le design aurait
un rôle à jouer, ainsi que le marketing, la publicité, et les médias.

Nous en arrivons à un troisième point : la crise stimule une pensée de
l’action. L’origine grecque du mot «crise» (le verbe «κρίνείν») renvoie
au jugement et à la prise de décision. Cette dimension décisoire et
«critique» est présente dans quasiment toutes les analyses du termes
précédemment évoquées, quel que soit leur domaine de référence : la
crise ne désigne pas un état statique mais un état dynamique. On ne
peut parler de crise sans évoquer en même temps le processus de sortie
de crise. Erik Erikson souligne en 1972 que «la crise est une phase cruciale de vulnérabilité accrue et de potentialité accrue»19. Ainsi derrière son
effet de désorientation, de perte de sens et de perte d’espoir, la crise est
aussi un moment riche en opportunités, où des solutions en puissance
se manifestent.
Il est donc intéressant de voir que l’idée de crise provoque et légitime
l’action. Si les situations de crise peuvent ressembler à une paralysie,
elles sont également accompagnées d’un requestionnement et d’un
renouvellement (plus ou moins efficace) des modes d’action. Évidemment, ce déclenchement de l’action dans l’urgence et en réaction à une
atmosphère de crise peut être lourd d’erreurs et de dérives : Jacqueline
Barrus-Michel évoque l’irruption de la violence, la haine de l’étranger,
l’addiction, la rébellion contre l’autorité, comme des réactions sociales
symptomatiques des situations de crise. Dans son analyse des origines
du totalitarisme, Hannah Arendt établit également un parallèle entre
une situation générale de crise et d’instabilité de la société moderne et
trois phénomènes de violence extrême - l’antisémitisme, la dictature
et l’impérialisme. Edgar Morin, d’un point de vue plus systémique,
19  Erik Erikson, Adolescence et crise : la quête de l’identité, Éd. Champs Flammarion,
1972.

23
Design / Crises / Controverses

envisage la crise comme un moment d’affrontement entre des antagonismes qui sont structurants pour le système, mais qui à un moment
ne supportent plus l’équilibre. C’est donc une réorganisation des forces
qui passe par un épisode de chaos, qui peut être restructurant ou au
contraire fatal. La situation de blocage amène au déblocage de potentialités inhibées ou refoulées, et surtout non-maîtrisables, comme dans
une affection auto-immune. Edgar Morin dit ailleurs qu’en situation
normale «la prédominance de déterminismes et de régularités ne permet
l’action que dans des marges très étroites (...). Par contre la crise crée des
conditions nouvelles pour l’action. (...) Elle crée des conditions favorables au
déploiement de stratégies inventives et audacieuses»20. Donc si la crise a
un caractère incertain et inquiétant quant à son issue, elle n’en est pas
moins un terrain d’action extrêmement riche : il en va de la vie ou de la
mort du système, et dans tous les cas de l’invention d’un ordre nouveau.
Ceci nous montre que la notion de crise peut renvoyer à des phénomènes relativement différents en fonction du contexte où elle est employée, selon qu’on désigne un malaise profond (angoisse, inquiétude,
déséquilibre, engorgement, impasse, répression, refoulement, échec),
l’irruption violente d’un phénomène (traumatisme, perturbation,
manifestation, éruption, paroxysme, soulagement) ou un processus
de transition dans son ensemble (jugement critique, décision d’action,
analyse, représentation «crisique»). Deuxièmement, le terme de crise
renvoie à un certain nombre d’affects corollaires au niveau psychique
et social - violence, fragilisation identitaire, perte des représentations
structurantes, refus de l’autorité, rébellion, perte du sens, échec symbolique, anomie, chaos. Cependant chacun de ces effets et chacune de
ces situations ne font pas une crise en soi. Nous avons vu que le concept
de crise renvoie à une pensée globale du contexte et de la temporalité
dans lesquels se produit le phénomène. En tant qu’elle convoque une
représentation du monde en changement, un imaginaire puissant et
un renouvellement des modalités d’action, la crise nécessite, pour être
comprise, un observatoire conceptuel qui dépasse la simple description
des faits qu’elle désigne dans l’Histoire. Il convient alors de s’interro20  Edgar Morin, Pour une crisologie, op.cit.

24
INTRODUCTION

ger sur les conditions d’énonciation de ce diagnostic de crise : quelle
pensée, quelle science, quelle prise de recul sur les événements permet
de parler d’une situation comme crise ? Quelles sont les implications de
cette désignation ?
À partir de l’époque moderne les critères de formulation de l’état de
crise semblent évoluer, et se confondre avec un état de trouble généralisé qui caractérise la période. Il nous faut donc interroger le sens
que prend le concept de crise à la Modernité. D’une part parce que c’est
dans ce contexte que le design va émerger, d’autre part parce que la
généralisation du concept dans ce qu’on appelle «crise de la Modernité»
ouvre un débat nouveau, à savoir si cette notion est encore pertinente à
l’époque actuelle, si elle a épuisé son sens, ou si elle est à réinterpréter.

Crise(s), Modernité.

Ricoeur souligne en introduction à la conférence de Neuchâtel que le
passage d’une multitude d’acceptions particulières du mot crise (qu’il
appelle «concepts régionaux») à un concept global de «crise de la Modernité» ne va pas sans la remise en cause de la validité de ce concept.
Si tout est crise, ou si tout phénomène de rupture obéit à une logique
de crise, cela ne revient-il pas à résoudre la période complexe qu’est
la Modernité à une idée-valise, inspirante mais peu éclairante, et qui
laisse l’énigme entière ? D’autre part, nous vivons encore aujourd’hui
dans un monde imprégné par l’idée de crise. «Le monde vit désormais
dans une structure crisique (...) C’est à dire qu’il ne s’agit pas de savoir s’il y a
crise (s’il y aura crise) mais bien de savoir quand la crise qui forme désormais
la structure de notre monde va-t-elle se manifester, et sous quelle forme»21
souligne Philippe Grasset, auteur de la lettre d’analyse DeDefensa.org.
Héritage moderne ? La crise devient une condition du monde actuel,
que nous tentons de comprendre par des néologismes : «temps crisique»
/ «structure crisique» / «enchaînement crisique». Edgar Morin le souligne
dans les premières lignes de Pour une crisologie, «La notion de crise s’est
répandue au 20e siècle à tous les horizons de la conscience contemporaine,
21  Philippe Grasset, De la chaîne crisique au temps crisique, Lettre d’analyse DeDefensa.
org, 24 fev. 2011.

25
Design / Crises / Controverses

et il n’est pas de domaine, ou de problème, qui ne soit hanté par l’idée de
crise»22. La crise est-elle devenue le seul mode d’interprétation qui nous
soit disponible, face à ce que nous ne comprenons pas ? Ou a contrario la
manifestation d’une irrépressible nostalgie de norme et de normalité ?
Notre compréhension des phénomènes de crise est-elle devenue plus
aiguë, ou s’est-elle simplement élargie à un plus grand nombre de faits,
considérés comme inhabituels, irréguliers ou aberrants ? Qu’en est-il de
notre seuil de tolérance à l’angoisse que ces situations génèrent ? Il nous
faut comprendre plus précisément ce que la globalisation du concept de
crise signifie.
La Modernité est doublement ancrée dans l’idée de crise. Le passage
à l’ère moderne désigne en premier lieu la mise en crise de la société
traditionnelle par des valeurs humanistes et rationalistes héritées des
Lumières et avant elles de la Renaissance. Mais la crise de la Modernité
désigne aussi l’échec de cette entreprise au travers des événements
du 20e siècle : aliénation de l’homme par le développement industriel,
débordement de la raison «classique» dans les utopies, puis les grandes
rhapsodies idéologiques, instrumentalisation du bonheur dans les
totalitarismes, écueil de la liberté à travers l’individualisme et le nihilisme. La crise est symptomatique de la Modernité car elle est porteuse
de la contradiction qui hante le projet moderne lui-même. Au sens où
elle désigne un idéal qui échoue au moment de son épanouissement, la
Modernité s’accompagne d’une profonde désillusion, et d’une réaction
en chaîne d’effets négatifs que l’on peut interpréter comme crises.
Cette superposition d’une crise par la Modernité et d’une crise dans la
Modernité, qui désigne avant tout un échec de la pensée face au changement, est ce qui explique que la notion de crise prend un sens total au
20e siècle. Ricoeur souligne dans son analyse que chacun des «concepts
régionaux» de la crise est riche de sens et d’analogies, et peut prêter
à une généralisation - comparer le corps social à un corps vivant au
travers de l’analyse médicale, par exemple. Cependant le phénomène
moderne ne correspond pas à une amplification, ou à une multiplication
de crises de natures comparables. Mais plutôt à la généralisation d’un
22  Edgar Morin, Pour une crisologie, op.cit.

26
INTRODUCTION

état «en crise» dans tous les domaines, vers un système de crises.
Comprendre en profondeur les implications du concept de «crise
moderne» dépasse l’enjeu de ce mémoire, et le champ de réflexion du
design. Cependant on peut noter plusieurs choses. Tout d’abord, la
formulation d’une crise de la Modernité ouvre à une pensée crisique du
monde - pensée qui évoque une dégénérescence, et qui succède à une
pensée du progrès. C’est dans le contexte de cette prise de conscience
que le design va se développer. D’autre part, le design fait partie des
disciplines qui sont inventées par la Modernité (notamment dans sa
critique des modes de production traditionnels). Mais il est aussi directement lié aux domaines qui propulsent la Modernité vers sa propre
crise : l’industrie, le libéralisme économique, le consumérisme. Dès
lors il est difficile de lire l’Histoire du design en dehors de l’évolution
de la Modernité. On est en droit de se demander quelle est la distance
et la marge de manoeuvre de cette discipline face à la formulation de la
Modernité comme crise.

Questionner le design dans une crise moderne.

Comme on l’a évoqué plus tôt, questionner le design sous l’angle d’une
crise moderne revient avant tout à questionner son Histoire. De fait les
passerelles entre le récit fondateur du design et les racines de l’idéologie de la Modernité sont nombreuses : la recherche d’une meilleure
adaptation des techniques industrielles, le dépassement des formes de
création traditionnelles, la foi dans le progrès social, font partie des
fondements du design, à la fois comme discipline et comme activité
professionnelle. Ce sont aussi des idées-clé des courants de pensée
puissants qui jalonnent la Modernité, ce qui fait du design une invention
purement moderne. Rappelons que la Modernité est un phénomène
global, qui se traduit par un bouleversement de l’ordre établi dans tous
les domaines - esthétique, social, politique, économique. Le design
apparaît dans ce contexte comme une activité transversale à tous ces
domaines, qui semble s’immiscer dans les espaces générés par l’onde
de choc moderne. En ce sens, le design pourrait être interprété comme
une «discipline de crise», c’est-à-dire fondée sur le changement et les
opportunités générées par ce changement. Mais si le design incarne la
27
Design / Crises / Controverses

création au sens moderne, comment peut-on expliquer qu’il ne s’arrête
pas avec la formulation (et la résolution) d’une crise de la Modernité,
avec le déclin puis le dépassement du courant moderne, à partir du
milieu du 20e siècle ? C’est alors l’autonomie idéologique du design qui
est à interroger, au fil de sa construction disciplinaire, au travers des
événements du 20e siècle.

D’autre part, le rôle et le fonctionnement du design semble avoir énormément évolué au fil du siècle : entre le stylicien industriel des années
50 et le «design thinker» contemporain, qu’y a-t-il en commun ? Arlette
Despond-Barré évoque lors d’une conférence à l’IFM «le temps nécessaire
à la formation d’une vision, d’une pensée moderne de l’objet, qui a pris environ un siècle»23. De ce point de vue, les productions du design n’apparaissent plus alors comme des objets exemplaires mais comme des tentatives dans la construction progressive de la discipline - les designers
seraient alors des explorateurs «qui ne cherchent pas mais trouvent»
(Picasso), et le design ne serait pas étranger à l’idée de se tromper, de
revenir en arrière, ou encore de faire table rase pour se ré-inventer.
L’historien Pierre Francastel souligne dans Art et Technique que «tout le
mouvement [du design] repose sur une très forte conviction de la nécessité et
de l’efficacité de la fonction esthétique»24, ajoutant que cette fonction doit
être renouvelée et réintroduite dans la société à l’époque moderne. Le
design opère donc sur un chantier général de réinvention de la fonction esthétique, mais aussi face à la mise en échec par le Modernisme
des champs disciplinaires qui assuraient auparavant cette fonction. Le
design est donc par nature amené à prendre des formes diverses, à se
confronter à des controverses disciplinaires sur les styles, la conduite
du projet et la méthodologie de création, en parallèle du renouveau des
autres champs de la création - beaux arts, architecture, écriture, etc.
Ainsi peut-on se demander si le design n’est pas, au delà d’un réservoir
de propositions pour le monde moderne, une discipline structurée par
l’aventure moderne, et donc capable jouer avec ses contradictions, de
23  Arlette Despond-Barré, Sur les sources et les conditions d’émergence de l’objet et du
design, Conférences publiques de L’institut Français de la Mode, 25 Mars 2009.
24  Pierre Francastel, Art et Technique, Éd. Gallimard, Tel, 1956, P.232.

28
INTRODUCTION

se renouveler, de se réinventer en permanence. Quelle est alors la place
de la critique dans le design ? Le design hérite-t-il des questionnements
critiques qui accompagnent la formulation d’une «crise de la Modernité», et comment cela se manifeste-t-il ?

Pour finir, la responsabilité du design est à interroger. En 1977 Viktor
Papanek disait dans un texte célèbre : «C’est vraiment regarder les choses
par le petit bout de la lorgnette que de dire les besoins des hommes sont
aujourd’hui globalement satisfaits»25. À l’heure actuelle, nous assistons
à une hyper-responsabilisation du design. Le petit bout de la lorgnette
est devenu une vue panoramique sur tous les terrains d’action où la
responsabilité du designer est convoquée : innovation sociale, prise en
compte du cycle de vie des produits industriels, humanisation des services, réflexion sur l’intérêt général (gouvernance publique, citoyenneté, politique), invention de formes de coopération (partage, co-production, conception ouverte), la liste des sujets auxquels s’attaque le design
est encore longue. Sans entrer dans le débat de savoir à quel point la
discipline est pertinente et efficace sur ces sujets, on est en droit de se
demander d’où vient ce sentiment d’hyper-responsabilité qui semble
affecter le métier. La question de la responsabilité est en effet directement liée à celle d’une crise de l’époque moderne, puisqu’elle concerne
l’onde de choc négative de cette crise dans le temps, en provoquant
une prise de conscience de son effet, voire un sens de la catastrophe.
On peut en effet se demander si le design n’hérite pas d’un défaut de
garantie morale du projet moderne, ce qui le mettrait en position de
doute, de remise en question et de négociation avec le changement à
l’oeuvre. Le design, que l’on a initialement envisagé comme une force
de proposition et d’optimisme, serait-il sensible à une conscience de
crise ? Le philosophe contemporain Pierre Damien Huyghe va dans ce
sens en définissant le design comme une «force d’hésitation»26 du modèle
productif moderne. De fait, si l’entreprise moderne désigne avant tout
25  Victor Papanek, Design pour un Monde réel, Col. Environnement et société, Éd. Mercure de France, 1971, P.206.
26  Pierre Damien Huyghe, Design et existence, (dans Fonction, esthétique, société), Le
Design : Essais sur des théories et de pratiques, Éd. Regard, 2006.

29
Design / Crises / Controverses

un renouvellement a priori infini ou indéfini des manières de faire, le
design pourrait incarner la nécessité de choisir, de penser et de légitimer l’action. C’est encore la portée critique du design qu’il nous faudra
interroger, non seulement à travers l’engagement individuel de ses
praticiens et dans ses prises de positions éthiques, mais également à
travers son mode opératoire, dans le projet.

Cette incursion un peu abstraite dans les différentes implications du
concept de crise nous apprend plusieurs choses. Tout d’abord, si la crise
désigne l’irruption de l’inconnu dans le cours de l’Histoire, elle n’en est
pas moins un observatoire intéressant sur le contexte de son époque.
De fait, penser un événement comme crise, c’est former un diagnostic,
qui s’appuie comme on l’a vu sur : une vision du système en changement, un imaginaire spécifique, et une prise de décision en faveur de
l’action. La crise a donc un effet contaminatoire, non pas au sens où
elle se développe jusqu’à un point de paralysie totale, mais au sens où
elle implique d’autres domaines (de la pensée, de l’action, de la société)
que ceux qu’elle concerne directement. Dans ce sens, penser la crise ne
s’accompagne pas uniquement d’une vision anxiogène et négative du
changement, cela revient aussi à questionner l’impact d’un événement
dans un système dont nous saisissons plus ou moins le fonctionnement
- c’est donc aussi le réintégrer dans le sens de l’Histoire, à défaut de
le comprendre complètement. Dans un deuxième temps, on a vu que
l’évolution du design est indissociable d’une Modernité en crise. D’une
part parce qu’il apparaît avec la «mise en crise» d’arts traditionnels
par l’industrialisation. D’autre part parce qu’il suit de près les grandes
mutations techniques, économiques et sociales du 20e siècle. S’il serait
périlleux d’y chercher un lien de cause à effet limpide, il semble néanmoins intéressant d’interroger le rapport entre l’établissement d’un
diagnostic de crise sur un événement, et l’évolution du design contemporain de cet événement.

30
PARTIE 1.
[ AU NOM DES PÈRES ]
Design / Crises / Controverses

34
PARTIE 1. [ AU NOM DES PÈRES ]

«La première femme de la Préhistoire qui a fait un collier avec des coquillages, a fait du design»27, dit Ettore Sottsass, avec un brin de provocation.

Si on s’en tient à sa définition la plus simple, on peut ainsi trouver le
concept de design de manière diffuse à travers toutes les époques et
toutes les cultures, en remontant jusqu’aux premiers jours de l’humanité. Cependant, quand on se penche concrètement sur une Histoire du
design, un paysage plus précis «des origines» se dessine : le 19e siècle
industriel, et face à lui les Arts and Crafts - îlot théorique tourné vers
le passé, autour de la figure charismatique de William Morris. L’ère des
machines et des grandes constructions métalliques, et la controverse
sur leur capacité à créer la Beauté, à l’époque des premières Expositions
Universelles - face auxquelles les courants Art Nouveau et Art Déco expérimentent de nouvelles associations entre la structure et l’ornement.
Et enfin la diffusion de la pensée marxiste, et la question de l’engagement des arts dans le programme socialiste en construction, qui se
concrétise dans les avant-gardes et les écoles (Bauhaus, Vouthemas), à
la recherche d’une convergence entre les théories et les pratiques, entre
l’art et la politique. Le design semble naître grâce à une conjonction
très particulière entre le régime technique, le régime esthétique et la
conscience politique de la nouvelle société moderne, tout en ayant une
certaine distance critique par rapport à elle. De ce point de vue, son
invention en tant que discipline ressemble plutôt à la fabrication d’un
nouveau courant artistique, poétique ou littéraire plus qu’à l’invention
d’un secteur d’activité sur mesure pour l’industrie montante.
Ainsi le design «des origines» peut être compris comme un phénomène
culturel, mélangeant prises de position théoriques et expérimentations
dans le domaine de la technique et du commerce. Mais cette description
assez intellectualiste est pour de nombreux théoriciens contemporains le signe d’une Histoire du design largement médiatisée comme
«une succession d’icônes et de grands noms... dans une vision qui reste
téléologique et soumise au modèle dominant des valeurs de la Modernité
27  Ettore Sottsass, interviewé par Michèle Champenois pour Le Monde, le 29 Août 2005.

35
Design / Crises / Controverses

occidentale»28. Alexandra Midal de son côté évoque le manque d’une
Histoire du design «qui rende compte de la diversité de son panorama»29,
c’est à dire capable de montrer les fondements du design à travers
une grande variété de pratiques et d’expériences, et non seulement à
travers quelques cas exemplaires, contenant de nombreux présupposés
dogmatiques à propos d’une discipline qui n’existe pas encore complètement. Si le design existe en puissance dans la rencontre des arts et de
l’industrie à l’époque moderne, alors il faut faire remonter sa naissance
historique aux premières manifestations d’une telle rencontre (c’est-àdire la première Exposition Universelle en 1851), et non aux premières
théories énoncées en faveur d’une certaine orientation pour cette rencontre. De cette manière, le design est bien un phénomène qui témoigne
d’une «réorganisation des forces en présence entre les beaux-arts et les
arts décoratifs»30 avant d’être un mouvement, un courant de pensée, ou
encore une discipline.

Sonder le récit des origines.

Si le design est un phénomène culturel avant d’être une discipline c’est-à-dire, s’il existe avant qu’on ne lui ait donné un nom ! - doit-on
alors chercher ses sources dans la très grande diversité des pratiques
où les arts appliqués et l’industrie se rencontrent, à cette époque, ou
dans les quelques cas emblématiques que retient l’Histoire du design ?
Le contexte moderne est marqué par les découvertes, les inventions,
les ruptures : il peut donc sembler contradictoire de vouloir identifier le design dans quelques exemples particuliers, alors que l’époque
baigne dans un climat de transformation et d’instabilité générale. Ceci
nous pousse à penser que l’Histoire du design privilégierait un «récit
des origines» à une chronologie détaillée, soit par manque de connaissances précises sur les faits et les pratiques dans lesquelles on peut
reconnaître une forme de démarche de design - or ce jugement se base
28  Jocelyne Leboeuf, article L’Histoire du design en débat (3) sur le blog «Design et Histoires».
29  Alexandra Midal, Design, introduction à l’histoire d’une discipline, op. cit. p.9.
30  ibid p.13.

36
PARTIE 1. [ AU NOM DES PÈRES ]

précisément sur une définition du design qui s’est formée a posteriori
et ne s’est jamais complètement fixée - soit par volonté au contraire,
de fonder le design, de lui donner des racines, précisément face à la
disparité des phénomènes qui ont pu concourir à son émergence, dans
un contexte chaotique. Ainsi, on trouve parmi ces piliers fondateurs
les écrits de Catherine Beecher sur la rationalisation de l’habitat, la
production artisanale de la secte des Shakers, le style Néogothique
de l’architecte Augustus W.N. Pugin, les théories de John Ruskin et la
vocation morale de l’art selon les préraphaélites, l’influence du japonisme, très présente en peinture mais aussi dans les arts décoratifs
(dans l’organisation du décor et des objets dans l’espace), la pensée de
William Morris, écrivain utopiste, artiste, et militant socialiste, et enfin
le Deutscher Werkbund, première forme organisée d’une association
entre l’artisanat et l’industrie. Ces éléments forment une généalogie du
design qui a été formulée après que le design en lui-même s’est développé dans l’industrie et les entreprises européennes, notamment à travers
l’ouvrage fondateur de Nikolaus Pevsner, Pioneers of Modern Movement,
paru en 1936. Grace Lees-Maffeï, chercheuse à l’Université de Hertfordshire, démontre dans ses travaux que l’Histoire du design est une
discipline en débat, trop contemporaine de l’évolution des pratiques
pour avoir le point de vue objectif et distancié que l’Histoire requiert.
Ainsi le PCM Paradigm31 (paradigme de la production-consommationmédiation), est une lecture du design en trois temps, qui correspondent
à trois étapes de questionnement de la société moderne - la première
privilégiant une analyse du design à travers le processus de production
(histoire des techniques et de l’industrie, histoire de l’art et des arts
appliqués, économie politique et théories du capitalisme), la deuxième
allant vers une analyse de la société de consommation, grâce à l’intérêt des sciences humaines pour ce sujet (Baudrillard, Barthes, Moles...
au long des Trente Glorieuses), et la dernière cherchant à explorer le
design à travers sa médiatisation (approche contemporaine). Ainsi,
on constate que la construction de l’Histoire du design en tant que

31  Grace-Lees Maffeï, «The Production-Consumption-Mediation Paradigm», dans The
Current State of Design History a special issue Éd. Hazel Clark and David Brody, The Journal
of Design History, 22 : 4(2009), pp.351-376.

37
Design / Crises / Controverses

science / connaissance, et la légitimation du design en tant que discipline opèrent dans des champs très proches, et sur un panel assez
répétitif d’exemples et d’appuis théoriques.

Cette observation nous pousse à considérer l’Histoire des «débuts» du
design comme un acte fondateur plus que comme une chronologie des
faits, c’est-à-dire la reconnaissance de certains invariants éthiques,
esthétiques et conceptuels qui vont jalonner la discipline : en somme,
un héritage. Définir un héritage, c’est se donner un bagage historique :
une manière de fonder le design comme une pratique intègrale et non
un simple courant de pensée fruit de l’industrialisation, et fluctuant
au gré des modes et des événements économiques. Or, comme on l’a dit
plus haut, la fin du 19e siècle est une période de profonds changements,
qui peuvent à bien des égards être lus comme des crises dans le champ
artistique : crise de la représentation dans l’art, crise de l’architecture
dans le rapport entre l’ornement et la structure. Reconnaître les racines
du design dans cette période-là, n’est-ce pas assumer d’emblée qu’il est
une pratique profondément liée à ces changements ? Il nous faut alors
questionner les «Pères du design», expression qui donnerait à penser
qu’il y a une réserve d’âme, ou un trésor caché d’inspiration dans cette
période pour le design. Que dire alors d’une paternité dans un contexte
de crise ? Nous allons tenter de voir si cet héritage, formulé par l’Histoire du design et auquel de nombreux praticiens se réfèrent encore
de nos jours, nous renseigne sur quelques traits structurants de cette
discipline, née dans une période de changement.

38
PARTIE 1. [ AU NOM DES PÈRES ]

1.
Aux origines du design : un questionnement théorique et pratique de
l’idée de progrès.
La deuxième révolution industrielle (1850-1920) est marquée par la
mise en scène du changement. L’industrialisation arrivée à son apogée
s’exprime dans les vitrines spectaculaires des Expositions Universelles
et des grands chantiers urbains. C’est l’époque du passage à l’échelle des
innovations, à destination des masses. Par l’intermédiaire des nouveaux
moyens de communication et de représentation (la photographie, le
cinéma, le téléphone), la nouveauté n’est plus l’objet de curiosité des
cercles scientifiques et des salons, elle doit être soumise à l’appréciation du grand public - ce qui suscite les rumeurs, fantasmes et représentations culturelles de masse que nous regardons aujourd’hui avec
humour : peur panique à propos des effets physiologiques du voyage en
train, rejet de l’automobile sous ses premières formes pour son odeur et
son bruit ( ...alors qu’elle sera l’une des marchandises les plus massivement industrialisées au monde ! ), ou au contraire engouement pour des
inventions qui tomberont rapidement dans l’oubli (comme le trottoir
roulant, appelé «Rue de l’avenir» à l’Exposition Universelle de 1900)...
C’est bien dans ces conditions de représentation spectaculaire du «nouveau» que se diffuse l’idée de Progrès - à savoir comme une amélioration globale de la condition humaine, et l’avènement d’un futur préparé
et anticipé par une action humaine résolument volontariste. Pierre
Papon montre dans Le temps des ruptures que se dessine à cette époque
une véritable corrélation entre l’évolution des sciences, les transformations politiques et la philosophie, autour de l’idée de Progrès. «Une
vision messianique propage l’idée, tout au long du 19e siècle, qu’il existe un
lien causal entre progrès scientifique et technique d’une part, et progrès
social ou moral d’autre part, dit-il. Tout se passe comme si l’histoire était un

39
Design / Crises / Controverses

• Une scène de l’Exposition Universelle
de Londres en 1851, extraite de The
illustrated exhibitor comprising sketches
of the principal exhibits of the Great Exhibition of 1851 (Numbers 1-30), collection
Robertson.

mouvement linéaire quasi continu dans lequel le Neuf serait une source permanente de progrès»32. Ce consensus social sur les bienfaits du progrès
technique est encouragé par certaines politiques européennes, comme
un signe du processus de démocratisation. Parallèlement, l’industrie
devient le symbole de la performance des nations, sur le plan technique,
mais aussi économique et politique, puisque cela va de pair avec le
rayonnement scientifique et l’amélioration du niveau de vie. L’Exposition Universelle de 1851 à Londres est précisément pensée comme un
lieu de démonstration du génie britannique, en insistant notamment
sur la complémentarité entre les compétences techniques et le goût
esthétique du pays, sous l’influence d’Henri Cole, qui déclare en 1847 :
«Du grand art dans ce pays, il y a abondance, de l’industrie mécanique et
de l’invention, il y a profusion sans pareille. La chose qui reste encore à faire
c’est d’effectuer la combinaison des deux, marier le grand art avec l’habileté
mécanique»33. À travers la pensée de Cole, on comprend bien qu’une
forme de beauté commence à être ressentie dans l’expression simultanée des grandes inventions techniques et de leur inscription dans la
vie sociale, à travers des nouveaux usages, un nouveau confort, dans
le courant de Hume, liant le beau et le commode comme on lie l’utile
et l’agréable. Les Expositions Universelles reflètent ainsi un nouveau
rapport à la puissance technique, dans lequel les nations peuvent
s’identifier, et voir une forme d’accomplissement. Ainsi, on peut dire que
le «Nouveau» prend à ce moment un sens public : il doit opérer dans la
sphère populaire et non plus dans celle des experts et des intellectuels.
Ce qui est aussi le symptôme de sociétés dont les besoins matériels
changent massivement : transition démographique, réorganisation
des classes sociales, exode rural, changement des conditions de travail
nécessitant de nouveaux lieux de vie, des nouveaux transports, et une
autre organisation du temps.
32  Pierre Papon, Le temps des ruptures, aux origines culturelles et scientifiques du 20e
siècle, Éd.Fayard, 2004, p.25.
33  Henry Cole (1808-1882) cité par Henry Petrovsky, «The success of Crystal Palace»,
dans To Engineer is Human, New York, Saint-Martin’s Press, 1985.

40
PARTIE 1. [ AU NOM DES PÈRES ]

Critique du changement.

C’est dans ce contexte de positivisme dominant que se développent
les réflexions reconnues comme étant à l’origine du design, dans une
optique résolument alternative. En les comparant, on remarque qu’elles
ont en commun une dimension contestataire (ou réformatrice), et une
réflexion sur l’environnement matériel comme reflet de la mentalité,
voire de l’éthique, d’un mode de vie. Ainsi, chez les Shakers (communauté protestante radicale émigrée aux États-Unis à la fin du 18e / début
du 19e siècle), les biens matériels sont standards et interchangeables
afin d’effacer toute notion de propriété. Produits par la communauté et
dénués d’ornements, les objets sont une sorte d’environnement de base
pour une éthique de vie pieuse, austère, et renonçante. Ce minimalisme
va complètement à l’encontre de tous les styles décoratifs dominants à
l’époque - tout comme le fait d’intégrer fabrication et usage des choses
dans un mode de vie communautaire. Un même désir d’authenticité
et d’épuration se fait sentir dans la pensée de John Ruskin quelques
décennies plus tard, et s’exprime dans sa défense du Néogothique. Les
Sept Lampes de l’Architecture, son ouvrage majeur, pose les enseignements d’une pratique «morale» de l’architecture, basée sur la mémoire
et l’obéissance. Cette vision de la création résolument «anti-révolutionnaire» est très originale : Ruskin s’oppose à la restauration des
bâtiments, affirmant que l’architecture est un ensemble organique qui
doit vivre, durer, être préservé, et mourir. Témoins d’un autre temps,
les bâtiments anciens doivent alimenter l’imagination des courants
contemporains, dans une continuité historique. Ruskin lutte ainsi
contre une amnésie qui serait fatale à l’époque moderne. Cette pensée
d’ordre esthétique est reprise par William Morris, qui lui associe une
dimension sociale. Pour Morris, l’idée d’une avancée linéaire vers une
amélioration de la société dans le progrès moderne est un mensonge :
«Depuis que j’ai entendu parler de vin fabriqué sans jus de raisin, dit-il dans
une conférence en 1880, de toile de coton principalement à base de barytine
ou de soie constituée aux deux tiers de tripes, de couteaux dont la lame se
tord ou se casse dès que vous voulez couper quelque chose de plus dur que
du beurre, et de tant de mirifiques prodiges du commerce actuel, je commence à me demander si la civilisation n’a pas atteint un point de falsifi-

41
Design / Crises / Controverses

cation tel que son expansion ne mérite plus d’être soutenue.»34 Derrière
cette caricature, Morris pointe la désynchronisation dont souffre la
Modernité - entre le travail des machines et le travail humain, entre la
beauté et le labeur quotidien, entre l’art et la vie. À cette vision désunie
du monde moderne, Morris oppose une vision idéalisée du Moyen Âge,
où «l’art n’était pas divisé entre des grands hommes, des hommes moyens
et des hommes petits»35, et les artistes n’étaient pas comme aujourd’hui
«des hommes très cultivés qui pouvaient par leur éducation, en contemplant
les gloires passées du monde, écarter de leur vue la laideur quotidienne dans
laquelle vit la multitude»36. Opposant une illusion à une autre, la contestation de Morris passe par l’utopie, mais une utopie qui engage l’action,
ce qui fait que sa pensée est une source d’inspiration fondatrice pour de
nouvelles formes d’arts appliqués, comme les Arts & Crafts.
Dernier exemple de contestation, les écrits de Catherine Beecher - Treatise on Domestic Economy (Traité d’économie domestique) en 1846 et The
American Woman’s home (1869), qu’Alexandra Midal compte parmi les
fondations du mouvement moderne37. Ces ouvrages populaires ont pour
but d’affranchir la gent féminine du diktat des tâches ménagères. On y
parle non seulement de confort d’usage d’un point de vue quasi scientifique (préfigurant l’ergonomie), mais aussi d’organisation des tâches
dans l’espace, de qualité de la lumière, et de gestion des eaux : derrière
cela, une volonté de réforme sociale se fait sentir, présentant la cuisine
comme un «tout fonctionnel», et l’espace domestique comme le premier
34  William Morris, «Our Country Right or Wrong», (1880) conférence citée par Olivier
Barancy en commentaire de l’Âge de l’ersatz, Éd. de l’Encyclopédie des nuisances, Paris,
1996.
 
8 - 36  William Morris (Oeuvres choisies, XXII - 9 et XXII - 25) cité par Nikolaus Pevsner,
dans Les Sources de l’Architecture Moderne et du Design, Thames & Hudson Ed, p.132.
37 «C’est la raison pour laquelle il était indispensable d’ouvrir cette histoire sur l’exception
américaine, incarnée par la pionnière Catherine Beecher, qui à la fin de la première moitié du
19e siècle, orchestra la rationalisation des déplacements et des gestes de la ménagère dans
l’habitation. Au delà de cette promotion de la raison derrière le discours fonctionnaliste, Beecher visa non seulement à soulager le travail des femmes , mais surtout à faire valoir le bienfondé de l’abolition de l’esclavage. Dès l’origine donc, et c’est une donnée essentielle, le design
relève d’un engagement féministe et abolitionniste» Alexandra Midal, Design : Introduction à
l’histoire d’une discipline, op.cit, p.10.

42
PARTIE 1. [ AU NOM DES PÈRES ]

lieu de modernisation des modes de vie. Soeur de Harriet Beecher (auteur de La case de l’oncle Tom), Catherine Beecher est présentée comme
l’une des premières féministes, et le parallèle avec l’abolitionnisme est
évident.
Ainsi, ces différentes pensées de l’environnement matériel témoignent
toutes d’une volonté de réforme du goût et des manières de vivre de la
Modernité, à travers des idéologies très différentes : le protestantisme
chez les Shakers, la conscience d’un l’héritage artistique et de l’Histoire
chez Ruskin, l’engagement socialiste chez Morris, et la défense de la
cause féministe chez Catherine Beecher. Derrière cela, se dessine une
vision critique du changement, et l’idée que le projet moderne comme
une ascension linéaire et continue est voué à l’échec, et qu’il doit être
soumis à un regard critique. Évidemment, entre la posture de renoncement autarcique des Shakers, le militantisme politique de Morris et les
préconisations pratiques de Beecher, l’écart est grand. La seule chose
qu’on peut déduire de ces exemples divers, c’est que les pionniers présumés de ce qu’on appellera le «mouvement moderne» se situent paradoxalement dans un questionnement profond de ce qu’est la Modernité et
de sa viabilité. Le design naît donc dans une réflexion qui négocie entre
une forme d’utopisme et la nécessité de transformer pratiquement les
conditions de réalisation de la Modernité. On doit alors se demander à
quel moment, derrière la critique du changement, se dessine la nécessité d’objets nouveaux, et d’une forme d’action nouvelle.

Le temps paradoxal de la Modernité.

Comme on l’a vu plus haut, les architectes et les artistes des Arts &
Crafts veulent atténuer ou dépasser la rupture temporelle imposée par
les inventions modernes. Ainsi, William Morris définit l’architecture
comme «l’ensemble des modifications et des variations introduites sur la
surface terrestre pour répondre aux nécessités humaines»38. L’architecte
contemporain Pierre-Alain Croset analyse cette notion de modifica-

38  William Morris, The prospects of Architecture and Civilization, conférence faite au
London Institute, le 10 mars 1881, cité par Leonardo Benevolo, dans Histoire de l’architecture moderne, vol 1, Éd. Dunod, Paris, 1978, p.194.

43
Design / Crises / Controverses

tion comme précisément en opposition à l’idée que l’architecte est un
démiurge qui produit des «objets nouveaux» : selon lui, «l’idée de modification suppose au contraire un dépassement de l’idée de rupture temporelle : le temps passé doit continuer à vivre dans le présent. Vouloir modifier
signifie agir à partir de l’expérience de la durée temporelle : à partir donc
d’une véritable chronophilie, qui signifie l’amour du temps progressif»39.
Ainsi, la vision de Morris s’oppose à l’idée d’un renouvellement par
table-rase nécessaire du passé - idée qui sera soutenue par nombre
d’architectes modernes : elle dessine une écologie de l’environnement
artificiel, selon laquelle toute création n’est qu’une transformation de la
condition pré-existante du monde. Pierre-Alain Croset cite à ce sujet le
philosophe italien Franco Rella, pour qui la «modification», loin de minimiser l’action, est au contraire une immense prise de risque. «L’amour
qui veille sur la chose comme sur une relique pour un autre temps signifie la
mort de la chose, dit-il dans un article pour Casabella en 1984. Nous ne
pouvons faire vivre les choses que si nous les modifions, que si nous nous faisons sujets de cette modification, qui les arrache à la rigueur mortelle dans
laquelle elles sont enfermées. Les choses sont sauvées de cette aura mortelle
seulement si l’on ose la majeure transformation, si l’on ose par conséquent
une véritable transfiguration. Parcourir la voie des possibles, appartenir à
son propre temps et aux contradictions lacérantes qui le traversent, mettre
en jeu, dans cette tentative, les images et sa propre image, représente un
choix dramatique ? Loin de toute certitude - y compris la certitude de la
fin - tout parcours se révèle périlleux»40. Mis en lumière par le texte de
Rella, la thèse de Morris s’éloigne ainsi d’un plaidoyer anti-moderne,
elle exprime au contraire le péril (et donc le courage) d’agir dans une
Modernité qui s’emballe, et la nécessité absolue de penser cette action,
d’un point de vue de contemporain, et non de celui d’un rêveur tourné
vers le passé. Ce qui fait de lui un penseur résolument moderne : pris
dans les contradictions de son temps, et malgré lui, condamné à inventer et à expérimenter des formes d’action. Pourtant, Morris libère une
39  Pierre-Alain Croset, L’architecture comme modification, conférence donnée en 1984,
chaire de Luigi Snozzi
40  Franco Rella, «Tempo della fine e tempo dell’inizio», dans Casabella n°498-499, janvierfévrier 1984.

44
PARTIE 1. [ AU NOM DES PÈRES ]

marge d’action et d’épanouissement pour l’homme dans sa conception
de l’art : «l’expression par l’homme de son plaisir au travail»41. Animé par le
plaisir d’agir et de fabriquer (idée qu’il développe longuement dans sa
conférence La société de l’avenir, prononcée à plusieurs reprises), poète
à ses heures et dessinateur inspiré, Morris est à l’origine d’une œuvre
intellectuelle et matérielle très fertile, qui constitue une inspiration
majeure pour la génération d’artistes et d’architectes qui succèdera aux
Arts & Crafts.
Le véritable progrès, pour Morris, est donc une transformation mesurée du patrimoine existant, plus qu’une invention ex nihilo, ce qui
implique une conscience aiguë du temps dont on est contemporain et
du passé dont on est issu. Notons d’ailleurs que c’est aussi comme cela
qu’il conçoit la révolution socialiste, qui «ne signifie jamais un changement purement mécanique qui imposerait à une opinion publique hostile un
groupe d’individus ayant réussi d’une manière ou d’une autre à s’emparer du
pouvoir (...), mais la transformation des fondations de la société»42.
Ainsi, la pensée de William Morris pointe non pas la difficulté de
contester le projet moderne (ce qui pour lui est une évidence !), mais
celle de saisir le juste temps de l’action pour le modifier43. Or, dans le
contexte de l’époque, deux choses s’opposent à cette conception mesurée du temps. D’un côté, évidemment, la «locomotive du Progrès», la
course vers l’avenir du temps moderne : temps fondamentalement paradoxal, note Franco Rella. «Au fur et à mesure que la volonté de progrès

41  William Morris, cité par Nikolaus Pevsner, Les Sources de l’Architecture Moderne et du
Design, op.cit. (XXII, 42).
42  William Morris, en introduction à sa conférence «Comment pourrions nous vivre ?»,
prononcée le 30 novembre 1884, cité par Serge Latouche, en préface d’une re-édition de
ce texte, Éd. Le Passager Clandestin, Paris, 2010, p.15.
43  C’est en cela que Serge Latouche définit Williamn Morris comme l’un des précurseurs
de la décroissance. Morris y engage une réflexion sur les conditions d’une transformation mesurée et vigilante du monde : ce qui va à l’encontre de l’historicisme dominant à
l’époque, dans lequel l’industrie et le progrès technique sont les signes d’un mouvement
téléologique de la société. L’action préconisée par Morris et par les Arts & Crafts se
rapproche plus du kairos grec, c’est-à-dire le juste moment d’agir, l’équilibre ténu entre la
modification du monde et la subjectivité de l’artiste - qui est aussi la clé de l’art véritable
puisque les anciens le définissent comme le moment infime où l’oeuvre cesse d’émaner de
l’action de l’artiste pour exister en elle-même.

45
Design / Crises / Controverses

et de projet établit ses fondements, elle défait ce qui est déjà là, imprimant
au monde même une oscillation continue, le sens de l’écoulement et de la
perte irrémédiable. Le temps de la croissance devient également le temps qui
entraîne les choses vers le néant»44. Le temps de la Modernité est ainsi à
l’image de ses inventions «auto-dévorant» - conception dont on trouve
chez Raymond Guidot qu’elle prévaut aussi pour l’espace géographique :
«Exemple d’un processus de développement où tout procède de tout, où
l’offre et la demande, sur le plan strictement technologique, bien souvent
se confondent, la machine à vapeur, convertie en locomotive, devient
consommatrice, à une échelle considérable, de milliers puis de centaines de
milliers de kilomètres de rails en provenance des laminoirs»45. À la locomotive infernale qui consomme le «ici» et le «maintenant», s’oppose le
temps des artistes préraphaélites : une vision nostalgique du passé (le
médiévisme) et un fantasme de société pré-industrielle harmonieuse
et équitable. Si le passé est une référence majeure pour les courants
esthétiques de l’époque, car synonyme d’un «ailleurs» enchanté (peu
avant l’apparition du fauvisme et de l’exotisme), il n’est pour William
Morris qu’une source d’inspiration pour construire l’utopie d’une
société «post-industrielle». L’écrivain Raymond Trousson dit à propos
de Morris que sa pensée ne relève en rien d’un fantasme d’esthète (ou
d’une «Angleterre de Disneyland» en citant Alexandre Cioranescu)46, elle
est au contraire «fondée sur un examen précis d’une situation économique,
et développe un tableau conforme à l’orthodoxie marxiste, où l’État a fini par
disparaître et où l’extrême décentralisation conduit à un libre humanisme»47.
Ainsi, il nous faut comprendre que le temps de l’action défendu par
William Morris et les Arts & Crafts est aussi paradoxal qu’inspirant : il
ne se situe ni dans le positivisme, qui imagine une évolution naturelle
44  Franco Rella, «Tempo della fine e tempo dell’inizio», op.cit.
45  Raymon Guidot, Histoire du design 1940-1990, Éd. Hazan, 1994.
46 «Cette utopie située dans l’Angleterre rénovée du 22e siècle a souvent été considérée
comme la pure création irréaliste d’un esthète. A. Cioranescu n’y voit encore que «le rêve
millénariste du communisme intégral dans une atmosphère de Cocagne» ou «une Angleterre
de Disneyland». En réalité, elle est tout autre chose que l’apologie d’un médiévisme artisanal
par un préraphaëlite.» Raymond Trousson, D’Utopies et d’Utopistes, Éd. L’Harmattan, 1997,
p. 65.
47 - 21  ibid. p.65-66.

46
PARTIE 1. [ AU NOM DES PÈRES ]

du machinisme vers un meilleur environnement humain ; ni dans la
nostalgie esthétique, qui renonce au présent moderne. C’est pourquoi,
selon Raymond Trousson, l’utopie de Morris «est la seule où coexistent
harmonieusement machinisme et artisanat, et ce n’est un paradoxe qu’en
apparence de faire de Morris le champion éclairé d’un machinisme bien
compris»48. L’écrivain ajoute que cette pensée marque un tournant
majeur dans la perspective utopiste à la fin du 19e siècle, puisqu’il s’agit
de faire le pont entre le progrès en marche, et des visions d’un avenir
souhaitable.

Si la pensée de William Morris est beaucoup plus large, voilà ce qu’on
peut en retenir qui semble poser un point d’origine conceptuel pour
le design : un «utopisme créatif» serait nécessaire pour modifier le
projet moderne sans le nier. En cela, les Arts & Crafts sont les véritables
pionniers d’un nouveau mode d’action, qui renvoie à la fois à l’auto-production minimaliste des Shakers et au rationalisme pratique de Catherine Beecher. Un mode d’action qui jette donc une passerelle temporelle
entre le passé à honorer et l’avenir en marche, mais également entre la
Modernité et son propre avenir, qui lui échappe faute d’une vision juste
de ce qu’elle est en train de réaliser.
Les Arts & Crafts en eux-mêmes ne furent pas une réussite : William
Morris déplorait à la fin de sa vie de n’avoir su réaliser qu’une petite
quantité de beaux objets artisanaux («Je ne veux pas de l’art pour
quelques-uns, pas plus que je ne veux l’éducation pour quelques-uns, ou
la liberté pour quelques-uns»49) et, de la même manière, de n’avoir pas
achevé le parallèle entre la réforme des arts et le programme socialiste.
Cependant, on mesure bien l’impact de sa pensée sur le mouvement
moderne, à travers cette conception du temps et de l’action. Si par la
suite les artistes modernes pourront être encore partisans de la ‘tablerase’ (dans un but de libération de l’art - on pense, entre autres, aux
futuristes), certains prendront en compte dans leurs pratiques l’idée
d’une homogénéité temporelle, non pas incompatible avec la nouveauté,

49  William Morris, cité par Nikolaus Pevsner, Les Sources de l’Architecture Moderne et du
Design, op. cit. p. 20 (XXII, 26).

47
Design / Crises / Controverses

mais précisément nécessaire pour empêcher la Modernité de se ‘mettre
en crise’ d’elle-même - ce qui arrivera cependant...
Pierre-Alain Croset cite à ce propos une saisissante description de
la cathédrale de Reims, par Le Corbusier, après guerre : «L’architecte
plasticien, le poète, passent devant la cathédrale, lèvent les yeux sur la
façade : elle est sublime, elle est tragique, plastique, une unité complète
règne, un souvenir peut y demeurer à jamais inscrit. Il faut laisser les choses
dans l’ordre, empêcher simplement que les pierres ne s’écroulent, maintenir
cette oeuvre nouvelle de l’an 1418. Ce travail des hommes, cet événement
de l’Histoire, cette étonnante aventure, cette leçon de morale. Tout était
présent, on a tout saccagé, anéanti. Des archéologues sont venus, ils ont
mis des pierres en style gothique, des statues en style gothique. Cette vision
fabuleuse, que j’ai évoquée en quelques mots, s’est évanouie à jamais»50. Le
Corbusier, bâtisseur révolutionnaire de la Modernité s’il en est, conçoit
ainsi que la nouveauté doit se faire «sur et avec» ce qui lui pré-existe,
en excluant tout fétichisme historique puisqu’il dit aussi dans la Charte
d’Athènes : «La mort (...) frappe aussi les œuvres des hommes. Il faut savoir,
dans les témoignages du passé, reconnaître et discriminer ceux qui sont bien
vivants. Tout ce qui est passé n’a pas, par définition, droit à la pérennité :
il convient de choisir avec sagesse ce qui doit être respecté»51. On ressent,
dans cette idée, l’héritage des Arts & Crafts, à travers une très grande
responsabilité de la création, retirant l’artiste-artisant-architecte de
sa tour d’ivoire et le plaçant résolument dans un temps contemporain,
avec le devoir de comprendre et de connaître le monde où il agit. Cette
conception va évidemment de pair avec une pensée politique et sociale,
dont William Morris est encore emblématique.

50  Le Corbusier, «À propos d’architecture d’accompagnement et de respect du passé»,
texte manuscrit datant d’avril 1946 (Fondation Le Corbusier), publié dans Le Corbusier
le passé et la réaction poétique, Caisse Nationale des Monuments et des Sites, Paris, 1988,
p.96. Cité par Pierre-Alain Croset, L’architecture comme modification, op.cit.
51  Le Corbusier, Charte d’Athènes, point 66, Éd. de Minuit, Paris, 1957, p.88. Cité par
Pierre-Alain Croset, ibid.

48
PARTIE 1. [ AU NOM DES PÈRES ]

2.
Un projet essentiellement politique.
À la fin du 19e siècle, il semble évident que la contradiction principale
de la Révolution Industrielle est de nature politique et sociale. Au lieu
d’émanciper l’homme par le progrès technique et les découvertes de la
science, l’industrialisation n’a fait que déplacer des rapports de pouvoir
(de la noblesse sur les paysans à la bourgeoisie propriétaire sur les
prolétaires) en rendant ces pouvoirs d’autant plus tyranniques qu’ils
reposent sur la logique implacable du capitalisme, et la recherche du
profit.

Après avoir évoqué son rayonnement culturel et social, faisons un pas
de côté volontairement critique sur l’industrie de la fin du 19e siècle.
Au lieu de peupler le monde de créations merveilleuses, elle n’a fait en
grande partie qu’imiter les caractéristiques du décorum traditionnel,
reproduisant industriellement le style surchargé et le luxe ostentatoire du cadre de vie bourgeois. Ainsi, l’Exposition Universelle de 1851
se solde par un constat d’échec : loin de démontrer les capacités de
réalisation de l’industrie, elle ne fait que souligner les différences de
qualité entre les objets de facture artisanale et les objets de facture
industrielle. Contraste d’autant plus fort que le bâtiment qui héberge
l’Exposition, le Crystal Palace, est une formidable prouesse technique,
et un succès populaire : du jamais-vu. Par opposition, les objets présentés à l’intérieur semblent fondés sur la simple volonté de plaire et de
vendre selon le goût dominant. D’où la déception des contemporains : au
lieu de la «transition merveilleuse [amenant] à l’unité de la race humaine»52
prédite par le Prince Albert, promoteur de l’Exposition, ne se trame
qu’une mise en scène mercantiliste à grande échelle des travers de la
société moderne. En résulte une première vague de contestation chez
52  Le Prince Albert, cité par Michel Chevalier, dans L’exposition universelle de Londres
considérée sous les rapports philosophique, technique, commercial et administratif, au point
de vue français, Paris, Éd. L. Mathias, 1851, p.36

49
Design / Crises / Controverses

les intellectuels anglais (l’Angleterre étant le premier lieu de mise en
évidence de cette contradiction), pointant le fait que le bon usage des
techniques industrielles ne pourra provenir que d’une réforme parallèle du goût et du mode de vie, plus particulièrement ceux de la classe
sociale qui a le plus de pouvoir d’échange avec le régime industriel, à
savoir la bourgeoisie. Derrière «l’esthétique de faussaire» des objets
industriels, c’est le matérialisme qui est condamné, et la déperdition des
valeurs morales et spirituelles dans un environnement artificiel où l’art
véritable n’a plus sa place.
Un deuxième constat d’échec porte sur la dégradation massive des
conditions de vie populaires par l’industrialisation. En parallèle des
premières Expositions Universelles, qui sont, d’une certaine manière un
démenti public du progrès industriel, se multiplient les écrits scientifiques sur les dégâts de la modernisation sur l’hygiène et la santé. Le
docteur Cazalis (1848-1909), est parmi les premiers à tenter de théoriser ses préconisations, établissant un lien de causalité entre insalubrité
matérielle des logements ouvriers et mauvaise santé «morale» de la
société. Son ouvrage Les habitations à bon marché et un art nouveau pour
le peuple53 met en avant les bienfaits d’une décoration épurée et saine
- mobilier sobre et solide, murs blanchis à la chaux, préfigurant la «Loi
du Ripolin» de Le Corbusier quelques décennies plus tard. Cette thèse,
véritable amalgame entre une problématique esthétique et une problématique scientifique (ce qui reflète assez bien la vocation de Cazalis,
médecin et poète parnassien), caractérise pour A. Midal une «esthétique hygiéniste et eugéniste (...) qui envisage la résolution des problèmes
de santé publique par l’application de principes de décoration»54. Pieuse
illusion, peut-on dire, d’une élite intellectuelle aisée qui tente de trouver
des solutions-miracles à des maux dont elle est elle-même indemne.
Cependant on voit à travers cela que la prise de conscience des effets
de la modernisation est à cette époque, double : elle concerne autant
la décadence du goût esthétique, que la décadence de l’ordre social,
53  Jean Lahor (Henri Cazalis), Les habitations à bon marché et un art nouveau pour le
peuple, Paris, Librairie Larousse, 1905.
54  A. Midal, Design : Introduction à l’histoire d’une discipline, op.cit, p.47.

50
PARTIE 1. [ AU NOM DES PÈRES ]

réduisant à l’esclavage ou à la déréliction des populations entières. Deux
paramètres qui préfigurent une Modernité qui a perdu ses objectifs, et
est en train de fabriquer les moyens de sa propre crise.
Ainsi, on voit bien que les questionnements esthétiques qui sont à l’origine du design (la qualité des produits industriels mais aussi la cohérence de l’environnement matériel, la décoration intérieure, etc.) sont
indissociables de ceux de la science, de la politique et de l’économie, face
au problème global posé par l’industrialisation galopante. Cette prise
de conscience d’un constat d’échec ou cette crise de la Modernité est
associée, a posteriori, à l’invention du design, discipline à cheval sur ces
différentes problématiques, ce qui le relie à une entreprise essentiellement politique. Il nous faut voir comment a pu émerger, dans des formes
de proto-design, une vocation politique, qui va introduire progressivement les théories du mouvement moderne.

Entre la Firm et la League : l’intellectuel utopiste et l’entrepreneur socialiste.

Une première variété de designer engagé s’incarne certainement dans
la figure de William Morris. Connu parmi les plus fervents promoteurs
des idées marxistes en Angleterre, Morris co-fonde en 1884 la courte
mais prolixe Ligue Socialiste (1884-1890), pour laquelle il écrit un
certain nombre de pamphlets et conférences, ainsi que les Nouvelles
de Nulle Part, dans les années 90, qui serviront de feuilleton au journal
Commonweal de la Ligue. La vision de Morris est celle d’un poète plus
que d’un politicien pragmatique, au sens où il imagine une société où le
travail est le principal vecteur de bonheur et de solidarité, et cela non
pas en niant complètement le rôle des machines, mais en remplaçant
l’industrie «brute» par de petits dispositifs techniques performants,
adaptés au travail de petits groupes d’artisans très qualifiés. Vision
d’un territoire partiellement désindustrialisé mais pas pour autant primitif, qui alimentera de nombreux utopistes comme Ivan Illich, Ingmar
Granstedt ou André Gorz, en opposition à celle de la ville tentaculaire,
inaugurée par Edgard Bellamy, qui écrit quasiment en même temps que
Morris son roman Looking Backward (1888). En replaçant la chaîne de

51
Design / Crises / Controverses

• Logo pour la Kelmscott Press, dessiné
par Morris en 1892.

conception, de dessin et de fabrication dans une organisation du travail
inspiré des guildes médiévales, Morris invente avant l’heure une forme
de design entrepreunarial et autonome, dont on lui attribue parfois
l’origine et l’inspiration dans le courant contemporain des FabLabs
(«laboratoires de fabrication» et autres tiers-lieux dédiés à l’entreprise
personnelle). Dans ce schéma, l’artisan est libre de créer les objets qui
lui semblent bons, développant ainsi spontanément un élan humaniste
et empathique vers son prochain, et se plaçant à l’échelle des besoins
véritables de la société. Dans ces conditions, le travail, qui doit être
source de satisfaction autant pour le travailleur que pour l’usager, ne
dissocie jamais l’invention de la fabrication, la créativité du savoirfaire, il est donc naturellement facteur d’épanouissement humain, et ce
faisant, porte à leur comble les compétences intellectuelles et l’habileté
de l’artisan.
Ainsi, c’est dans son entreprise, la Firme Morris, Marshall, Falkner & Co,
fondée en 1861, que l’engagement politique de Morris et son projet
artistique convergent, plus que dans ses réalisations elles-mêmes, qui
resteront le plus souvent cantonnées à des commandes bourgeoises. Le
«proto-design» qui se dessine à travers cela est donc une activité autonome (ou sinon, communautariste), non tributaire des systèmes machinistes qui dénaturent le travail humain, et conservant ainsi une certaine autonomie politique : Morris envisage le travail artisanal comme
une forme d’émancipation sociale, et d’accomplissement politique de
l’homme, dans le sens d’une participation volontaire au bien commun,
et par là même d’une meilleure connaissance et compréhension de ce
bien commun, la société. Ainsi, la production des biens ne doit pas aller
sans une juste répartition des biens, et donc une forme de responsabilité morale (ou d’engagement politique) du producteur. «Au moins dans
les pays les plus civilisés, dit Morris dans Comment pourrions-nous vivre ?,
il pourrait y avoir abondance pour tous. Même sur la base d’un travail aussi
perverti qu’aujourd’hui, une répartition équitable des richesses dont nous
disposons assurerait à chacun une vie relativement confortable. Mais que
sont ces richesses en comparaison de celles dont nous pourrions disposer si

52
PARTIE 1. [ AU NOM DES PÈRES ]

• Portrait de William Morris par E. BurneJones, 1873.

le travail était bien dirigé ? »55. Dans cette vision un peu particulière de
la lutte des classes, Morris donne une place à la juste auto-entreprise,
association d’artisans ou d’architectes éclairés, guidés par un projet
politique : le vivre-ensemble harmonieux.
On a pu reprocher à Morris d’être, au delà d’un touche-à-tout génial, un
intellectuel fidèle à sa condition de bourgeois, et de ne produire au final
que pour ses semblables, ce qu’il déplorait à la fin de sa vie. Mais cela
n’est, en réalité, pas si incompatible avec son engagement socialiste :
sa pratique va dans le sens d’un épanouissement personnel, tentant
d’exploiter au mieux son éducation, son goût esthétique et sa conscience
politique, d’un point de vue qui reste avant tout celui d’un observateur
éveillé de son temps.

Le projet social, un nouvel idéal pour la création.

Comme on l’a vu, à la fin du 19e siècle, l’insalubrité des villes est une
question très politique, puisqu’elle est un signe indéniable des méfaits
du progrès industriel. Scientifiques, philosophes et politiciens s’interrogent, à travers ce constat, sur l’avenir promis à la Modernité. Parallèlement, la problématique du logement à bas prix s’impose comme
un sujet d’engagement pour les architectes et les urbanistes, et cete
réflexion est véritablement fondatrice pour le mouvement moderne.
Si la philantropie et l’hygiénisme semblent, pour l’intellectualisme
bourgeois du 19e siècle, des modalités de compréhension de la condition
ouvrière (des façons de se l’approprier comme un objet d’étude, d’analyse et de réflexion), cette condition va être également inspiratrice de
manières de penser radicalement nouvelles dans l’urbanisme, l’habitat, l’aménagement de l’espace public, en parallèle avec l’évolution des
politiques publiques, et consécutive à la définition d’un État-Providence.
Ainsi, au moment même où les Arts & Crafts fantasment une Angleterre
désindustrialisée, où les «cottages» privatifs dominent dans le paysage, l’architecte Tony Garnier imagine une ville entièrement calquée
au contraire sur l’organisation industrielle : la première cité-ouvrière
55  William Morris cité par Serge Latouche, en préface de la réédition de Comment pourrions nous vivre ? (conférence prononcée par Morris le 30 novembre 1884), op. cit.

53
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Design crises controverses - Mémoire de Laura Pandelle

  • 1.
  • 2.
  • 3. Sous la direction de Jacques-François Marchandise [ DESIGN CRISES CONTROVERSES ] Laura Pandelle Mémoire de fin d’études ENSCI-Les Ateliers 2012
  • 4. 4
  • 5. SOMMAIRE Avant-propos. Sur une petite archéologie du design. p. 11 Introduction. Penser la crise. p. 19 Crise(s), Modernité. p. 25 Questionner le design dans une crise moderne. p. 27 PARTIE 1. [ AU NOM DES PÈRES ] Introduction. Sonder le récit des origines. p. 36 1/ Un questionnement théorique et pratique de l’idée de Progrès. Critique du changement. p. 41 Le temps paradoxal de la Modernité. p. 43 2/ Un projet essentiellement politique. Entre la Firm et la League : l’intellectuel utopiste et l’entrepreneur socialiste. p. 51 Le projet social, un nouvel idéal pour la création. p. 53 Le Deutscher Werkbund et les premières contradictions du design industriel. p. 55 3/ Des crises fondatrices. Passerelles. p. 65 Interstices. p. 72 5
  • 6. Conclusion. Le design dans la construction moderne des cultures européennes. p. 76 PARTIE 2. [ DESIGN ET IDÉOLOGIES ] Introduction. Trois objets. p. 85 1/ Avant-gardes, utopies, idéologies. Futurisme : révolution. p. 93 Constructivisme : l’œuvre totale. p. 96 2/ Design sous idéologie. Totalitarisme, utopie, culture. Du design des choses au design de l’Homme. Dénaturation / acculturation. p. 101 p. 104 p. 107 Conclusion. Design et idéologies. p. 110 PARTIE 3. [ AUX INTERSTICES DE SYSTÈMES EN CRISE ] Introduction. Le design «anti-crise» des 30 Glorieuses. p. 122 1/ Projets, manifestes et performances en contexte de crise. Quand le design passe à l’acte. De Prisunic à IKEA : l’attirail anti-crise de la vie moderne. 6 p. 131 p. 138
  • 7. 2/ Émergence du design dans des cultures en crise : le Japon et l’Italie. Tout est design. p. 149 Le Japon : apparition du design en territoire occupé. p. 153 L’Italie : miracle stylistique post-idéologique. p. 160 Bilan. p. 170 3/ Objets pour une conscience de crise : émergence du design critique. L’art et la vie en 1960. Effrangements de l’art et du design. p. 175 p. 178 Introduction. Humanisme et crise moderne. p. 185 PARTIE 4. [ UN HUMANISME EN CRISE ] 1/ Le design dans un monde incertain. Le caddie, le bunker, le bâton. Design et critique : phénomène de crise? Bilan. p.197 p. 205 p. 209 2/ Changement de rôles. Le mythe d’un design sans le designer. Le design comme un laboratoire du social. p. 213 p. 225 Conclusion p. 235 Bibliographie p. 243 Remerciements p.253 7
  • 8. 8
  • 9. 9
  • 10.
  • 11. AVANT-PROPOS AVANT-PROPOS Sur une petite archéologie du design. J’ai entre les mains un petit livre, peut être le premier de ma bibliothèque d’apprenti-designer. En couverture, une photographie violette du fauteuil Bulle de Eero Aarnio, en surimpression sur fond vert - à la manière d’une sérigraphie de Warhol. «CHAIRS». Collection : ICONS. Éditions : Taschen. Une petite bible d’étudiant, annotée, parcourue, cornée, enrichie de coupures de journaux et de magazines. Au moment de commencer ce mémoire, un point d’étape personnel s’impose : je connais peu, ou mal, l’univers de la discipline que je m’apprète à exercer. Alors que les vues en coupe et les dessins d’éclaté ont déserté mes carnets de croquis pour faire place aux story-boards, schémas, cartographies et autres outils d’un design moins industriel qu’organisationnel, la nécessité d’expliquer «quel est le design que je pratique» est devenue un trait récurrent de mes premières expériences professionnelles. «Quel est votre rôle, en tant que designer ? » «Est-ce encore du design ? ». La question de savoir où je me situe dans la discipline m’ouvre donc à un abîme théorique - et à la tâche de définir, à défaut de l’expliquer, la limite entre ce qui est du design et ce qui n’en est pas. Je me replonge dans les ouvrages généraux qui m’ont accompagnée depuis le début de mes études en design. Milles formes, silhouettes, compositions, environnements, défilent sur les pages brillantes des éditions Taschen, Pyramid, Thames & Hudson. Ces merveilleux livres d’images ont probablement constitué pour moi le premier aperçu d’un paysage culturel du design, et faute d’un périmètre précis, un ensemble d’éléments de référence et de valeurs positives. Le design : suite d’instantanés, objets connus, nommés, datés, formes finies. Ces collections d’icônes reflètent une certaine culture de l’Histoire du design que l’historienne Jocelyne Leboeuf décrypte comme une branche moderne de l’Histoire de l’Art - c’est-à-dire jalonnée de réalisations exemplaires, des 11
  • 12. Design / Crises / Controverses «objets-oeuvres» identifiés comme la synthèse des aspirations esthétiques et des avancées techniques d’une époque. Pour l’historienne, cette lecture est construite sur deux figures centrales - l’objet iconique et le designer créateur - qui sont insuffisantes pour comprendre en profondeur l’interaction entre la discipline et le mille-feuille économique, social et culturel qui constitue son époque : «une vision romantique de l’Histoire, où la figure du «grand designer» charismatique est aussi relayée par un discours médiatique (...) et fait en effet croire à une possible réconciliation entre aspirations individualistes et production de masse»1 . L’Histoire du design est ainsi balisée de silhouettes magiques d’objets du quotidien, interprétations formelles des problématiques de leur temps à travers la subjectivité éclairée de quelques individus - la chaise de café (la N°14 de Thonet, 1859), la lampe de bureau réglable (l’Anglepoise de Cawardine, 1933), la voiture Mini (la 2CV, Citroën, 1948), la machine à écrire (la Valentine de Sottsass, Olivetti, 1969) l’ordinateur portable (l’Ibook, Apple, 2001). Des idées devenues progressivement des archétypes, sur lequel s’articule un «langage des objets» qui serait propre à l’univers du design2. Sortis des livres d’Histoire, le statut de ces objets extra-ordinaires m’interpelle. D’un côté, je les vois comme icônes, «formes-images». Mis en scène dans les revues, les vitrines, les musées, ils semblent témoigner d’un éclair de génie dans le design, un moment de plénitude, un point d’ancrage dans le temps. D’un autre côté, je perçois à travers eux les traces et indices des mécanismes socio-techniques qui les ont produits : on ne peut les comprendre hors d’un contexte d’énonciation, une histoire. Ils semblent correspondre à ce que la société aurait produit de «mieux» sur une période donnée, et contiennent donc une forme d’achèvement ou de perfection dans le design. Chacun d’entre eux semble à la fois l’expression particulière d’un contexte culturel, industriel et artis- 1  Jocelyne Leboeuf, De l’histoire de l’art à l’histoire du design industriel, compte-rendu des des ateliers de la recherche en design, 22 et 23 mai 2007, P.114-122. 2  Le Langage des Objets est un ouvrage de Deyan Sudjic paru en 2012 aux éditions Pyramid. Une attention y est portée à l’analyse d’objets «ordinaires» qui ont marqué le 20e siècle, ce qui en fait une anthologie du design relativement différente des recueils d’icônes précédemment évoqués. 12
  • 13. AVANT-PROPOS • Un crustacé dans une douille usagée : couverture de l’ouvrage de Ernesto Oroza Rikimbili, une étude sur la désobéissanc technologique et quelques formes de réinvention. tique, et une tentative d’abstraire de ce contexte une définition générale du design. À travers eux, le design m’apparaît comme une succession d’arrêts sur image, une énigme à réponses multiples. Une discipline qui n’aurait connu que des trouvailles, ou des mutations positives. Se pose alors la question de savoir de quoi l’icône est-elle la trace, et du travail qui en est à l’origine. Est-il médiatique, historique, théorique, critique ? Que nous dit-il de la construction du design comme discipline, au fil de sa très courte Histoire ? Si le design en tant que champ d’activité semble extrêmement balisé, il demeure, en tant que processus, un mystère. À cette première collection d’icônes, d’autres images se sont superposées, tout aussi fascinantes : issues des ouvrages d’Ernesto Oroza sur la désobéissance technologique dans la création populaire à Cuba3, ou du Système P recensé par Catherine Rechard en milieu carcéral4, des ouvrages de Victor Papanek sur l’équipement nomade, ou encore de Villa Sovietica, savoureuse anthologie du kitsch dans les marchandises d’import-export en ex-URSS5. Ces objets, paradoxalement recensés dans des collections habituellement consacrées au design, constituent un ensemble de pratiques de conception vernaculaires, sauvages, commerciales, intimes, publiques ou populaires qui semblent dessiner un «autre» dans le design. Au design en relief et en formes absolues des objets-icônes, s’oppose un design en creux, issu de la manipulation ingénieuse, banale et diffuse de la vie quotidienne. À une vision disciplinaire du design, jalonnée de réalisations exemplaires, s’oppose sa définition comme une fonction anthropologique aux multiples facettes, un processus non-fini de production, de transformation et d’assimilation des artefacts du monde moderne. Design versus non-design. La restitution (assez récente) de ces pratiques dans des ouvrages consacrés au design re-situe la discipline dans 3  Ernesto Oroza, Rikimbili, Une étude sur la désobéissance technologique et quelques formes de réinvention, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2009. Objets réinventés, avec Pénélope de Bozzi, éditions Alternatives, 2002. 4  Catherine Réchard, Système P : Bricolage, invention et récupération en prison, éditions Alternatives, 2002. 5  Alexandra Schüssler, Willem Mes, Johnathan Watts, Villa Sovietica, éditions Infolio, 2009. 13
  • 14. Design / Crises / Controverses le contexte d’une culture matérielle évoluant au fil du développement de nos sociétés industrielles - dans les nuances de l’invention, de la fabrication, du détournement, de l’usage. Elle révèle également l’intérêt de chercher une définition du design précisément au frottement entre les «canons» de la discipline, et des objets dont on ne sait pas trop ce qu’ils sont, mais qui d’une manière ou d’une autre renvoient au design, à l’ingéniosité de certains dessins et desseins, ou encore qui lui sont contemporains, et constituent une source d’inspiration, d’imitation, de récupération, ou au contraire, un réservoir d’alternatives. Pour Ernesto Oroza, la poussée de la création populaire cubaine est avant tout motivée par la désobéissance : «C’est une action violente en termes culturels contre l’univers matériel colonial qui nous entoure et qui semble incapable de trouver des solutions à la vie de chacun (...) je ne peux pas m’empêcher de le voir, littéralement, comme une supermastication, un superbroyage», dit l’auteur dans une interview avec Baptiste Menu. «C’est pour cela que j’ai utilisé dans [mon livre] cette image de Fidel Castro à la télévision nationale en train de vanter aux Cubains un objet chinois qui permet de faire bouillir de l’eau (...)»6. Le contexte cubain reflète une société en crise assiégée par un consumérisme qui ne lui correspond pas : la production qui en résulte est une sorte de re-design permanent de solutions pour la vie quotidienne. À travers l’exploration de Ernesto Oroza, le design ne m’apparaît plus comme la simple mise à disposition de biens pour la consommation, mais comme un processus tortueux et complexe de réception, d’adaptation, de détournement, de test, de refus et de réinvention des choses, qui passe en même temps par une étape d’écrasement des signes : une de-définition de l’objet désigné. Le design des livres d’icônes est une discipline qui fait émerger des emblèmes, des objets qui s’imposent comme une évidence - une discipline qui serait capable d’effectuer une synthèse créative entre les styles et les idées d’une époque, et ne pourrait s’épanouir que dans des moments d’âge d’or. Le design des ouvrages de Oroza, Rechard ou Papanek est un ensemble de pratiques hétérogènes et contradictoires, qu’il faut saisir 6  Ernesto Oroza, Créations en chaîne, interview réalisée par Baptiste Menu, Revue Azimuts n°35, 2010. 14
  • 15. AVANT-PROPOS sur le vif, qu’on ne peut extraire de leur contexte particulier : une nondiscipline, qui pourtant nous en dit long sur les liens culturels d’une société à son environnement matériel. Au delà de la question de savoir si le design peut être considéré strictement comme une discipline ou non, je constate que le point de vue de l’Histoire sur le design est indissociable de son élaboration théorique. Jocelyne Leboeuf cite à cet égard la réflexion de John A. Walker sur «les silences et les impasses symptomatiques d’une histoire du design industriel soumise à l’idéologie du «bon design» (...) [What would you think of a general histories which only describes good people and happy events?]»7. La valeur scientifique de l’Histoire du design est également interrogée par Alexandra Midal en introduction à son propre ouvrage sur le sujet :  «Jusqu’à présent il [n’existe] pas d’histoire du design posant la question naturelle de son historiographie et mettant en avant les idées, les contradictions et les théories de ses auteurs»8. Il semble donc en premier lieu que toute compréhension globale du design fasse appel à une vision historique : aujourd’hui encore, on tend à expliquer le design à travers une généalogie de concepts, de notions et de définitions - «art appliqué», «stylique», «esthétique industrielle», «activité de conception»9 - alors même que le débat sur le «design thinking» pose la question d’un mode de pensée radicalement propre à cette discipline. Par ailleurs, il semble que les analyses, les partis-pris et les points d’entrée de l’Histoire du design évoluent en même temps que la discipline, et nous proposent différents diagnostics sur les interactions entre le design et son contexte social, économique et culturel. Si l’Histoire semble être le champ théorique le plus solide et le plus documenté à travers lequel on peut comprendre et analyser le design, il convient de l’envisager comme une production évolutive et critique, et non comme une science exacte. L’historien Victor 7  John A. Walker, Design history and history of design, Chicago, Pluto Press 1989, P.33, cité par Jocelyne Leboeuf, De l’histoire de l’art à l’histoire du design industriel, op.cit. 8  Alexandra Midal, Design : Introduction à l’histoire d’une discipline, éditions Pocket, 2009, p. 8. 9  Jocelyne Leboeuf souligne dans l’article précédemment cité qu’il est «toujours difficile d’entreprendre une réflexion sur le design sans le passage obligé des définitions et de l’histoire du mot depuis ses origines latines». 15
  • 16. Design / Crises / Controverses Margolin plaide ainsi pour l’abandon d’une Histoire du design centrée sur des problématiques internes à la discipline (ce qui rejoint l’analyse de Jocelyne LeBoeuf : «l’Histoire du design comme branche de l’Histoire de l’art et de l’architecture»10) au profit d’une interprétation plus transversale de la culture matérielle, de ce qu’il nomme «product milieu» : «the human-made material and immaterial objects, activities, and services ; and complex systems or environments that constitute the domain of the artificial»11. Selon lui, il est indispensable d’interroger les liens entre le design et la culture matérielle en général pour saisir le sens, le rôle et le mode opératoire de cette discipline dans la société où elle se développe. Outre le fait que cette approche «ouvre la voie à des recherches qui questionnent le cadre théorique et épistémologique d’une histoire du design basée sur des valeurs occidentales»12, commente Jocelyne LeBoeuf, elle a aussi pour intérêt de faire rentrer dans le périmètre de l’approche historique du design précisément tout ce que l’Histoire ne retient pas. Au design des icônes, expression radieuse des avancées technologiques et esthétiques du 20e siècle, on pourrait donc de superposer un design des errances, des impasses et des échecs, voire des aberrations et des non lieux de nos univers artificiels. Cette interrogation sur le sens de l’Histoire m’amène à réfléchir aux événements de crise. Si les manuels d’Histoire générale du design ressemblent à des catalogues d’inventions géniales, l’Histoire générale du 20e siècle semble dominée par l’irruption des catastrophes dans tous les domaines et à toutes les échelles : krachs boursiers, crises du pétrole, mondialisation des conflits, menace environnementale, crises sociales. La notion de crise, utilisée pour caractériser un grand nombre de phénomènes de l’Histoire contemporaine, semble à la fois faire sens, et révéler une certaine impuissance à saisir ce qui est à l’oeuvre. On peut donc se demander pourquoi, dans un siècle préoccupé par le 10  Jocelyne Leboeuf, De l’histoire de l’art à l’histoire du design industriel, op. cit. 11  Victor Margolin, Design in History, texte issu d’une présentation réalisée le 3 Avril 2008 lors du 17e Annual Symposium on the Decorative Arts and Design à Cooper-Hewitt, au National Design Museum de New York. 12  Jocelyne Leboeuf, à propos de la thèse de Victor Margolin, ibid. 16
  • 17. AVANT-PROPOS changement - et bouleversé par la difficulté à intégrer et à comprendre ce changement - une discipline aussi transversale et pragmatique que le design est interprétée essentiellement comme le reflet des périodes de plénitude et de croissance. Actuellement, on convoque souvent le design comme une science au service de l’innovation dans les entreprises : une discipline faite de méthodes, d’outils et de pensée stratégique, pour pallier la crise que traversent les modèles traditionnels. Le Master «Innovation by Design» récemment mis en place à l’ENSCI-Les Ateliers en témoigne : en facilitant les passerelles entre le monde du design et celui des organisations, il contribue à promouvoir et élaborer ce rôle d’acteur hybride, d’accompagnateur du changement. Hypothèse qui soulève par ailleurs de nombreuses critiques au sein de la discipline, et passe parfois pour un effet de mode, parfois pour une pure instrumentalisation du design. Il est donc intéressant de voir que si l’Histoire du design semble jalonnée de controverses stylistiques et débats théoriques, la discipline ne semble jamais être affectée par un état de crise : toujours elle se renouvelle, se réinvente, se repositionne. Dans le contexte actuel, un parallèle évident semble être fait entre une situation générale de crise - crise économique, crise sociale, crise écologique - et la capacité du design à proposer des solutions. «We design social change» déclare la jeune agence écossaise Snook en en-tête de leur site internet. Cette mobilisation du design envers des causes globales s’accompagne d’une forte responsabilisation du rôle du designer. Le design est-il depuis son origine une discipline sensible au changement ? Alors que les livres d’icônes nous dépeignent le design comme une incarnation de la nouveauté, souvent sous sa forme la plus rayonnante et la plus optimiste, le Rikimbili de Ernesto Oroza décrit plutôt une forme d’invention liée à la crise, et à la nécessité de trouver des voies de contournement et de négociation du changement. On est alors en droit de se demander quels sont les facteurs culturels, sociaux et techniques qui déterminent le positionnement du design dans la dynamique du changement - positif ou négatif - qui affecte massivement les sociétés modernes au cours du 20e siècle. 17
  • 18. Design / Crises / Controverses Le but de ce mémoire n’est pas de revisiter l’Histoire du design à travers le filtre des drames et des catastrophes qui jalonnent la période contemporaine. Il s’agit plutôt d’interroger le positionnement de la discipline face à des événements qu’on a jugés comme «crises». Il nous faut tout d’abord comprendre ce qu’implique cette notion, sur le plan de la pensée et sur le plan de l’Histoire. Il nous faut ensuite interroger ce que l’on sait du design qui est contemporain de ces événements de crise, et comment est construite cette connaissance, à travers une série de cas d’étude. Il s’agit enfin de se demander si le rapport au changement est un point de vue pertinent pour comprendre le fonctionnement du design, et ses liens profonds avec le contexte social, économique et culturel où il se développe. Si le design est apparu dans un siècle de mutations, quelle conscience et quelle vision ses praticiens ont-ils du changement à l’œuvre - et comment détermine-t-il leur compréhension des problèmes et des situations auxquels ils se confrontent ? Au lieu de regarder le design comme une succession de réponses, nous allons donc l’interroger comme un processus, fait de projets, de tentatives, de productions, de manifestes, et de points de vue, afin de comprendre l’évolution de son rôle dans les sociétés modernes. Que peut-on alors penser de l’hypothèse actuelle d’un design comme pensée du changement, que soutiennent les approches du «design thinking» ou du design organisationnel («design for change» selon le nom d’un label anglosaxon) ? Doit-on lire, dans les réactions du design aux mutations de son temps, un trait fondamental de la discipline ? Loin de tout militantisme, la question d’une vision du monde propre au design est alors à requestionner. 18
  • 19. INTRODUCTION INTRODUCTION Nous avons traversé le temps des ruptures, nous vivons aujourd’hui à l’époque des crises. Qu’il affecte le développement de l’individu, le fonctionnement de la société, les rouages de l’économie mondiale, ou le devenir de notre écosystème, le changement semble massivement interprété à travers le filtre de la crise. Si la crise connaît aujourd’hui une érosion de son sens, se manifeste selon des modalités inattendues et dans une très grande diversité de contextes, il nous faut également comprendre qu’elle connaît un tournant majeur au moment de la Modernité, avec sa généralisation à un concept global. Paul Ricoeur souligne lors d’une conférence à l’Université de Neuchâtel qu’il s’agit d’un «déplacement de l’idée de crise du plan économique au plan des représentations d’un phénomène social et total»13, ce qui sous-tend un amalgame des différentes facettes de la crise (rupture d’équilibre, perturbation, irruption de l’inconnu, mutation) et des différentes sphères qu’elle traverse (politique, économie culture). Cette généralisation de l’idée de crise ne va pas sans un éparpillement, voire une dissolution de son sens, c’est-à-dire que le concept ne suffit plus à expliquer ce qu’il désignait à l’époque moderne. La Modernité est alors vue rétrospectivement comme le résultat d’une crise (une rupture avec la société traditionnelle) et comme une situation de crise en soi. C’est sur cette trame de fond que naît le design, discipline moderne par essence. On est alors en droit d’interroger les liens entre l’idée de «crise» et l’idée de «design» dans leur acception moderne. Penser la crise. Si l’idée de crise apparaît aujourd’hui comme un concept-valise, Paul Ricoeur précise qu’elle est historiquement polysémique et ambiguë. 13  Paul Ricoeur, La crise, un phénomène spécifiquement moderne ?, conférence donnée le 3 nov. 1986 à l’aula de l’Université de Neuchâtel, publiée dans la Revue de théologie et de philosophie n°120 (1988) P.1-19. 19
  • 20. Design / Crises / Controverses Employée dans de nombreux domaines - médecine, géopolitique, psychologie, sciences sociales et environnementales - elle renvoie à une grande diversité d’interprétations. Dans le langage médical, la crise évoque la manifestation extérieure et paroxysmique d’une pathologie, ce qui s’en suit soit par une aggravation soit par une amélioration de l’état de santé. C’est le moment où la maladie se révèle, c’est donc aussi un moment de vérité pour le soignant : du point de vue de la médecine, la crise désigne donc un épisode très spécifique de la maladie, qui justifie un processus de mesure, d’analyse, d’évaluation et d’action. En psychologie en revanche, la crise désigne le passage douloureux d’un état de la vie à un autre (crise de l’adolescence, de la cinquantaine, etc.). Il ne s’agit pas tant d’une irruption violente que d’un état de malaise diffus qui accompagne la recherche d’un nouvel équilibre, et un éveil à soi. Au sein de la médecine on voit donc que la crise tolère des interprétations différentes, et signifier tantôt une perturbation, une rupture ou une déséquilibre, tantôt une irruption salvatrice, un désengorgement. Paul Ricoeur évoque trois autres échelles d’analyse du concept de crise - la crise au sens cosmopolitique, la crise au sens épistémologique dans l’histoire des sciences, et la crise au sens économique à l’époque contemporaine - ce qui nous permet de comprendre ceci : la crise peut désigner d’une part l’irruption de l’inconnu total, un changement de paradigme provoqué soit par un événement catastrophique, soit par une découverte inattendue, soit par une invention (disons une nouvelle donne : l’irruption de la relativité dans la mécanique newtonienne en 1905, les attentats du 11/09, Fukushima...) - elle concerne alors un processus de rupture profonde et son onde de choc dans le temps. D’autre part elle peut qualifier un phénomène constitutif de l’organisme qui lui est sujet, c’est-à-dire un processus de déséquilibre et de reéquilibrage. La crise témoigne alors de la dynamique interne de l’organisme qu’elle affecte, et de sa capacité à évoluer. Ce qui nous intéresse, c’est de voir que la crise désigne l’accomplissement d’une transformation dans un système plus que la nature de cette transformation en soi. C’est un modèle de pensée qui désigne un fait qui «met en crise», qui ébranle un système dans son intégralité. Pour Ricoeur, les deux notions-clé pour une théorie de la crise sont 20
  • 21. INTRODUCTION l’autonomie du processus (un accident, un fait disruptif non prévisible et non-évitable, qui peut être ressenti comme une fatalité) et sa périodicité. De fait, la crise sous-tend une pensée d’un système faillible, et les facteurs (plus ou moins irréguliers) de sa faillibilité. Idée également évoquée par Edgar Morin, qui dit : «Tout système comporte nécessairement des antagonismes qui portent en eux la potentialité et la mort du système». Et plus loin : «Si l’on veut, pour concevoir la crise, aller au delà de l’idée de perturbation, d’épreuve et de rupture d’équilibre, il faut concevoir la société comme système capable d’avoir des crises...»14. Une pensée de la crise s’accompagne donc d’une pensée du monde (corps, organisme, groupe, société) dans lequel advient la crise. Ceci nous amène à l’idée d’une représentation du monde en crise. «La crise est inséparable du sujet qui la pense»15 nous dit le mathématicien René Thom dans son texte Crises et Catastrophes. Ainsi nous sortons d’une idée de la crise comme un épisode ponctuel, un objet fini, figé dans l’Histoire et identifiable selon des critères objectifs (quand bien même chaque crise renouvelle ses critères de compréhension) pour l’appréhender comme un modèle de représentation (ressenti) du cours des choses. On est alors à même d’interroger l’impact que pourrait avoir une représentation crisique de la société sur des disciplines sensibles au changement : les arts, les sciences... le design ? Cela nous amène à un deuxième point : la crise s’accompagne d’un imaginaire très fort, qu’elle nourrit et renouvelle. Paul Ricoeur tente la transposition d’une analyse de la crise à l’échelle du sujet - crise existentialiste - au plan de la conscience historique, et dit ceci : «Lorsque l’espace d’expérience se rétrécit par un déni général de toute tradition, de tout héritage, et que l’horizon d’attente tend à reculer dans un avenir toujours plus vague et plus indistinct, seulement peuplé d’utopies ou plutôt d’uchronies sans prise sur le cours effectif de l’Histoire, alors la tension entre horizon d’attente et espace d’expérience devient rupture, schisme»16. Ceci signifie que les lieux (topoï, espaces-temps) où s’articulent les muta14  Edgar Morin, Pour une crisologie, Revue Communications n°25, 1976, P.149-163. 15  René Thom, Crises et catastrophes, Revue Communications n°25, 1976. 16  Paul Ricoeur, La crise, un phénomène spécifiquement moderne ?, op.cit. 21
  • 22. Design / Crises / Controverses tions de l’Histoire peuvent être affectés, dans la crise, par un caractère impossible ou impensable du changement - d’où une rupture entre le temps et l’espace de l’action. Dès lors, ce qu’on appelle «imaginaire de crise» peut être aussi considéré comme une crise de l’imaginaire, une incapacité à se projeter dans l’avenir de façon équilibrée. Jacqueline Barrus-Michel évoque dans une édition des Cahiers de psychologie politique que la crise sur le plan historique s’accompagne généralement par le refoulement d’une réalité en contradiction avec l’imaginaire mis en place (par un système culturel, idéologique ou marchand...), puis, au moment du paroxysme, par une défaillance brutale de la symbolisation (c’est-à-dire que plus rien n’a de sens) qui est relayée et amplifiée par un imaginaire de crise catastrophiste, paranoïaque, violent. La psychosociologue souligne ailleurs que la crise est alors nécessaire pour sortir déboucher l’horizon : «Si le conflit est naturel et inhérent (...) aux contradictions de la société, la crise est peut être le seul mode de changement quand il y a rupture entre les données de la réalité, les capacités de maîtrise symboliques et les penchants imaginaires»17. C’est en quelque sorte un processus à accomplir jusqu’au bout. Ainsi les rapports entre crise et imaginaire peuvent être interprétés de deux manières. D’une part comme une caisse de résonance du malaise qui précède et entoure la crise - on peut alors se demander quelle est la sensibilité des arts et du design à cet ensemble de signaux faibles, par anticipation du changement. D’autre part comme un premier espace de liberté où s’esquissent des potentiels de résolution et de sortie de crise. Edgar Morin évoque dans Pour une crisologie que «la recherche de solutions mythiques ou imaginaires»18 intervient bien avant le déclenchement de l’action, même s’il en constitue une forte inspiration. De fait de nombreux moments de l’Histoire montrent l’émergence de représentations politiques sommaires mais fortes (leader charismatique, mouvement d’opinion radical, idéologie nouvelle) s’appuyant sur un imaginaire sociale de crise : c’est ainsi que Théodore Abel analyse (en 1966) la montée du nazisme, dans le contexte d’angoisse et de crise identitaire 17  Jacqueline Barrus-Michel, Crise(s), Les cahiers de psychologie politique [en ligne] n°14, janvier 2009. 18  Edgar Morin, Pour une crisologie, op.cit. 22
  • 23. INTRODUCTION de l’Allemagne de l’entre-deux-guerres. L’imaginaire de crise serait donc à la fois le lieu d’une amplification fantasmatique du malaise et le lieu où se réenclenche l’action. Du côté de la culture matérielle, on peut se demander si la société de consommation n’est pas particulièrement propice au développement d’une production d’anticipation de crise (tangible et mentale) dans lequel le design aurait un rôle à jouer, ainsi que le marketing, la publicité, et les médias. Nous en arrivons à un troisième point : la crise stimule une pensée de l’action. L’origine grecque du mot «crise» (le verbe «κρίνείν») renvoie au jugement et à la prise de décision. Cette dimension décisoire et «critique» est présente dans quasiment toutes les analyses du termes précédemment évoquées, quel que soit leur domaine de référence : la crise ne désigne pas un état statique mais un état dynamique. On ne peut parler de crise sans évoquer en même temps le processus de sortie de crise. Erik Erikson souligne en 1972 que «la crise est une phase cruciale de vulnérabilité accrue et de potentialité accrue»19. Ainsi derrière son effet de désorientation, de perte de sens et de perte d’espoir, la crise est aussi un moment riche en opportunités, où des solutions en puissance se manifestent. Il est donc intéressant de voir que l’idée de crise provoque et légitime l’action. Si les situations de crise peuvent ressembler à une paralysie, elles sont également accompagnées d’un requestionnement et d’un renouvellement (plus ou moins efficace) des modes d’action. Évidemment, ce déclenchement de l’action dans l’urgence et en réaction à une atmosphère de crise peut être lourd d’erreurs et de dérives : Jacqueline Barrus-Michel évoque l’irruption de la violence, la haine de l’étranger, l’addiction, la rébellion contre l’autorité, comme des réactions sociales symptomatiques des situations de crise. Dans son analyse des origines du totalitarisme, Hannah Arendt établit également un parallèle entre une situation générale de crise et d’instabilité de la société moderne et trois phénomènes de violence extrême - l’antisémitisme, la dictature et l’impérialisme. Edgar Morin, d’un point de vue plus systémique, 19  Erik Erikson, Adolescence et crise : la quête de l’identité, Éd. Champs Flammarion, 1972. 23
  • 24. Design / Crises / Controverses envisage la crise comme un moment d’affrontement entre des antagonismes qui sont structurants pour le système, mais qui à un moment ne supportent plus l’équilibre. C’est donc une réorganisation des forces qui passe par un épisode de chaos, qui peut être restructurant ou au contraire fatal. La situation de blocage amène au déblocage de potentialités inhibées ou refoulées, et surtout non-maîtrisables, comme dans une affection auto-immune. Edgar Morin dit ailleurs qu’en situation normale «la prédominance de déterminismes et de régularités ne permet l’action que dans des marges très étroites (...). Par contre la crise crée des conditions nouvelles pour l’action. (...) Elle crée des conditions favorables au déploiement de stratégies inventives et audacieuses»20. Donc si la crise a un caractère incertain et inquiétant quant à son issue, elle n’en est pas moins un terrain d’action extrêmement riche : il en va de la vie ou de la mort du système, et dans tous les cas de l’invention d’un ordre nouveau. Ceci nous montre que la notion de crise peut renvoyer à des phénomènes relativement différents en fonction du contexte où elle est employée, selon qu’on désigne un malaise profond (angoisse, inquiétude, déséquilibre, engorgement, impasse, répression, refoulement, échec), l’irruption violente d’un phénomène (traumatisme, perturbation, manifestation, éruption, paroxysme, soulagement) ou un processus de transition dans son ensemble (jugement critique, décision d’action, analyse, représentation «crisique»). Deuxièmement, le terme de crise renvoie à un certain nombre d’affects corollaires au niveau psychique et social - violence, fragilisation identitaire, perte des représentations structurantes, refus de l’autorité, rébellion, perte du sens, échec symbolique, anomie, chaos. Cependant chacun de ces effets et chacune de ces situations ne font pas une crise en soi. Nous avons vu que le concept de crise renvoie à une pensée globale du contexte et de la temporalité dans lesquels se produit le phénomène. En tant qu’elle convoque une représentation du monde en changement, un imaginaire puissant et un renouvellement des modalités d’action, la crise nécessite, pour être comprise, un observatoire conceptuel qui dépasse la simple description des faits qu’elle désigne dans l’Histoire. Il convient alors de s’interro20  Edgar Morin, Pour une crisologie, op.cit. 24
  • 25. INTRODUCTION ger sur les conditions d’énonciation de ce diagnostic de crise : quelle pensée, quelle science, quelle prise de recul sur les événements permet de parler d’une situation comme crise ? Quelles sont les implications de cette désignation ? À partir de l’époque moderne les critères de formulation de l’état de crise semblent évoluer, et se confondre avec un état de trouble généralisé qui caractérise la période. Il nous faut donc interroger le sens que prend le concept de crise à la Modernité. D’une part parce que c’est dans ce contexte que le design va émerger, d’autre part parce que la généralisation du concept dans ce qu’on appelle «crise de la Modernité» ouvre un débat nouveau, à savoir si cette notion est encore pertinente à l’époque actuelle, si elle a épuisé son sens, ou si elle est à réinterpréter. Crise(s), Modernité. Ricoeur souligne en introduction à la conférence de Neuchâtel que le passage d’une multitude d’acceptions particulières du mot crise (qu’il appelle «concepts régionaux») à un concept global de «crise de la Modernité» ne va pas sans la remise en cause de la validité de ce concept. Si tout est crise, ou si tout phénomène de rupture obéit à une logique de crise, cela ne revient-il pas à résoudre la période complexe qu’est la Modernité à une idée-valise, inspirante mais peu éclairante, et qui laisse l’énigme entière ? D’autre part, nous vivons encore aujourd’hui dans un monde imprégné par l’idée de crise. «Le monde vit désormais dans une structure crisique (...) C’est à dire qu’il ne s’agit pas de savoir s’il y a crise (s’il y aura crise) mais bien de savoir quand la crise qui forme désormais la structure de notre monde va-t-elle se manifester, et sous quelle forme»21 souligne Philippe Grasset, auteur de la lettre d’analyse DeDefensa.org. Héritage moderne ? La crise devient une condition du monde actuel, que nous tentons de comprendre par des néologismes : «temps crisique» / «structure crisique» / «enchaînement crisique». Edgar Morin le souligne dans les premières lignes de Pour une crisologie, «La notion de crise s’est répandue au 20e siècle à tous les horizons de la conscience contemporaine, 21  Philippe Grasset, De la chaîne crisique au temps crisique, Lettre d’analyse DeDefensa. org, 24 fev. 2011. 25
  • 26. Design / Crises / Controverses et il n’est pas de domaine, ou de problème, qui ne soit hanté par l’idée de crise»22. La crise est-elle devenue le seul mode d’interprétation qui nous soit disponible, face à ce que nous ne comprenons pas ? Ou a contrario la manifestation d’une irrépressible nostalgie de norme et de normalité ? Notre compréhension des phénomènes de crise est-elle devenue plus aiguë, ou s’est-elle simplement élargie à un plus grand nombre de faits, considérés comme inhabituels, irréguliers ou aberrants ? Qu’en est-il de notre seuil de tolérance à l’angoisse que ces situations génèrent ? Il nous faut comprendre plus précisément ce que la globalisation du concept de crise signifie. La Modernité est doublement ancrée dans l’idée de crise. Le passage à l’ère moderne désigne en premier lieu la mise en crise de la société traditionnelle par des valeurs humanistes et rationalistes héritées des Lumières et avant elles de la Renaissance. Mais la crise de la Modernité désigne aussi l’échec de cette entreprise au travers des événements du 20e siècle : aliénation de l’homme par le développement industriel, débordement de la raison «classique» dans les utopies, puis les grandes rhapsodies idéologiques, instrumentalisation du bonheur dans les totalitarismes, écueil de la liberté à travers l’individualisme et le nihilisme. La crise est symptomatique de la Modernité car elle est porteuse de la contradiction qui hante le projet moderne lui-même. Au sens où elle désigne un idéal qui échoue au moment de son épanouissement, la Modernité s’accompagne d’une profonde désillusion, et d’une réaction en chaîne d’effets négatifs que l’on peut interpréter comme crises. Cette superposition d’une crise par la Modernité et d’une crise dans la Modernité, qui désigne avant tout un échec de la pensée face au changement, est ce qui explique que la notion de crise prend un sens total au 20e siècle. Ricoeur souligne dans son analyse que chacun des «concepts régionaux» de la crise est riche de sens et d’analogies, et peut prêter à une généralisation - comparer le corps social à un corps vivant au travers de l’analyse médicale, par exemple. Cependant le phénomène moderne ne correspond pas à une amplification, ou à une multiplication de crises de natures comparables. Mais plutôt à la généralisation d’un 22  Edgar Morin, Pour une crisologie, op.cit. 26
  • 27. INTRODUCTION état «en crise» dans tous les domaines, vers un système de crises. Comprendre en profondeur les implications du concept de «crise moderne» dépasse l’enjeu de ce mémoire, et le champ de réflexion du design. Cependant on peut noter plusieurs choses. Tout d’abord, la formulation d’une crise de la Modernité ouvre à une pensée crisique du monde - pensée qui évoque une dégénérescence, et qui succède à une pensée du progrès. C’est dans le contexte de cette prise de conscience que le design va se développer. D’autre part, le design fait partie des disciplines qui sont inventées par la Modernité (notamment dans sa critique des modes de production traditionnels). Mais il est aussi directement lié aux domaines qui propulsent la Modernité vers sa propre crise : l’industrie, le libéralisme économique, le consumérisme. Dès lors il est difficile de lire l’Histoire du design en dehors de l’évolution de la Modernité. On est en droit de se demander quelle est la distance et la marge de manoeuvre de cette discipline face à la formulation de la Modernité comme crise. Questionner le design dans une crise moderne. Comme on l’a évoqué plus tôt, questionner le design sous l’angle d’une crise moderne revient avant tout à questionner son Histoire. De fait les passerelles entre le récit fondateur du design et les racines de l’idéologie de la Modernité sont nombreuses : la recherche d’une meilleure adaptation des techniques industrielles, le dépassement des formes de création traditionnelles, la foi dans le progrès social, font partie des fondements du design, à la fois comme discipline et comme activité professionnelle. Ce sont aussi des idées-clé des courants de pensée puissants qui jalonnent la Modernité, ce qui fait du design une invention purement moderne. Rappelons que la Modernité est un phénomène global, qui se traduit par un bouleversement de l’ordre établi dans tous les domaines - esthétique, social, politique, économique. Le design apparaît dans ce contexte comme une activité transversale à tous ces domaines, qui semble s’immiscer dans les espaces générés par l’onde de choc moderne. En ce sens, le design pourrait être interprété comme une «discipline de crise», c’est-à-dire fondée sur le changement et les opportunités générées par ce changement. Mais si le design incarne la 27
  • 28. Design / Crises / Controverses création au sens moderne, comment peut-on expliquer qu’il ne s’arrête pas avec la formulation (et la résolution) d’une crise de la Modernité, avec le déclin puis le dépassement du courant moderne, à partir du milieu du 20e siècle ? C’est alors l’autonomie idéologique du design qui est à interroger, au fil de sa construction disciplinaire, au travers des événements du 20e siècle. D’autre part, le rôle et le fonctionnement du design semble avoir énormément évolué au fil du siècle : entre le stylicien industriel des années 50 et le «design thinker» contemporain, qu’y a-t-il en commun ? Arlette Despond-Barré évoque lors d’une conférence à l’IFM «le temps nécessaire à la formation d’une vision, d’une pensée moderne de l’objet, qui a pris environ un siècle»23. De ce point de vue, les productions du design n’apparaissent plus alors comme des objets exemplaires mais comme des tentatives dans la construction progressive de la discipline - les designers seraient alors des explorateurs «qui ne cherchent pas mais trouvent» (Picasso), et le design ne serait pas étranger à l’idée de se tromper, de revenir en arrière, ou encore de faire table rase pour se ré-inventer. L’historien Pierre Francastel souligne dans Art et Technique que «tout le mouvement [du design] repose sur une très forte conviction de la nécessité et de l’efficacité de la fonction esthétique»24, ajoutant que cette fonction doit être renouvelée et réintroduite dans la société à l’époque moderne. Le design opère donc sur un chantier général de réinvention de la fonction esthétique, mais aussi face à la mise en échec par le Modernisme des champs disciplinaires qui assuraient auparavant cette fonction. Le design est donc par nature amené à prendre des formes diverses, à se confronter à des controverses disciplinaires sur les styles, la conduite du projet et la méthodologie de création, en parallèle du renouveau des autres champs de la création - beaux arts, architecture, écriture, etc. Ainsi peut-on se demander si le design n’est pas, au delà d’un réservoir de propositions pour le monde moderne, une discipline structurée par l’aventure moderne, et donc capable jouer avec ses contradictions, de 23  Arlette Despond-Barré, Sur les sources et les conditions d’émergence de l’objet et du design, Conférences publiques de L’institut Français de la Mode, 25 Mars 2009. 24  Pierre Francastel, Art et Technique, Éd. Gallimard, Tel, 1956, P.232. 28
  • 29. INTRODUCTION se renouveler, de se réinventer en permanence. Quelle est alors la place de la critique dans le design ? Le design hérite-t-il des questionnements critiques qui accompagnent la formulation d’une «crise de la Modernité», et comment cela se manifeste-t-il ? Pour finir, la responsabilité du design est à interroger. En 1977 Viktor Papanek disait dans un texte célèbre : «C’est vraiment regarder les choses par le petit bout de la lorgnette que de dire les besoins des hommes sont aujourd’hui globalement satisfaits»25. À l’heure actuelle, nous assistons à une hyper-responsabilisation du design. Le petit bout de la lorgnette est devenu une vue panoramique sur tous les terrains d’action où la responsabilité du designer est convoquée : innovation sociale, prise en compte du cycle de vie des produits industriels, humanisation des services, réflexion sur l’intérêt général (gouvernance publique, citoyenneté, politique), invention de formes de coopération (partage, co-production, conception ouverte), la liste des sujets auxquels s’attaque le design est encore longue. Sans entrer dans le débat de savoir à quel point la discipline est pertinente et efficace sur ces sujets, on est en droit de se demander d’où vient ce sentiment d’hyper-responsabilité qui semble affecter le métier. La question de la responsabilité est en effet directement liée à celle d’une crise de l’époque moderne, puisqu’elle concerne l’onde de choc négative de cette crise dans le temps, en provoquant une prise de conscience de son effet, voire un sens de la catastrophe. On peut en effet se demander si le design n’hérite pas d’un défaut de garantie morale du projet moderne, ce qui le mettrait en position de doute, de remise en question et de négociation avec le changement à l’oeuvre. Le design, que l’on a initialement envisagé comme une force de proposition et d’optimisme, serait-il sensible à une conscience de crise ? Le philosophe contemporain Pierre Damien Huyghe va dans ce sens en définissant le design comme une «force d’hésitation»26 du modèle productif moderne. De fait, si l’entreprise moderne désigne avant tout 25  Victor Papanek, Design pour un Monde réel, Col. Environnement et société, Éd. Mercure de France, 1971, P.206. 26  Pierre Damien Huyghe, Design et existence, (dans Fonction, esthétique, société), Le Design : Essais sur des théories et de pratiques, Éd. Regard, 2006. 29
  • 30. Design / Crises / Controverses un renouvellement a priori infini ou indéfini des manières de faire, le design pourrait incarner la nécessité de choisir, de penser et de légitimer l’action. C’est encore la portée critique du design qu’il nous faudra interroger, non seulement à travers l’engagement individuel de ses praticiens et dans ses prises de positions éthiques, mais également à travers son mode opératoire, dans le projet. Cette incursion un peu abstraite dans les différentes implications du concept de crise nous apprend plusieurs choses. Tout d’abord, si la crise désigne l’irruption de l’inconnu dans le cours de l’Histoire, elle n’en est pas moins un observatoire intéressant sur le contexte de son époque. De fait, penser un événement comme crise, c’est former un diagnostic, qui s’appuie comme on l’a vu sur : une vision du système en changement, un imaginaire spécifique, et une prise de décision en faveur de l’action. La crise a donc un effet contaminatoire, non pas au sens où elle se développe jusqu’à un point de paralysie totale, mais au sens où elle implique d’autres domaines (de la pensée, de l’action, de la société) que ceux qu’elle concerne directement. Dans ce sens, penser la crise ne s’accompagne pas uniquement d’une vision anxiogène et négative du changement, cela revient aussi à questionner l’impact d’un événement dans un système dont nous saisissons plus ou moins le fonctionnement - c’est donc aussi le réintégrer dans le sens de l’Histoire, à défaut de le comprendre complètement. Dans un deuxième temps, on a vu que l’évolution du design est indissociable d’une Modernité en crise. D’une part parce qu’il apparaît avec la «mise en crise» d’arts traditionnels par l’industrialisation. D’autre part parce qu’il suit de près les grandes mutations techniques, économiques et sociales du 20e siècle. S’il serait périlleux d’y chercher un lien de cause à effet limpide, il semble néanmoins intéressant d’interroger le rapport entre l’établissement d’un diagnostic de crise sur un événement, et l’évolution du design contemporain de cet événement. 30
  • 31.
  • 32.
  • 33. PARTIE 1. [ AU NOM DES PÈRES ]
  • 34. Design / Crises / Controverses 34
  • 35. PARTIE 1. [ AU NOM DES PÈRES ] «La première femme de la Préhistoire qui a fait un collier avec des coquillages, a fait du design»27, dit Ettore Sottsass, avec un brin de provocation. Si on s’en tient à sa définition la plus simple, on peut ainsi trouver le concept de design de manière diffuse à travers toutes les époques et toutes les cultures, en remontant jusqu’aux premiers jours de l’humanité. Cependant, quand on se penche concrètement sur une Histoire du design, un paysage plus précis «des origines» se dessine : le 19e siècle industriel, et face à lui les Arts and Crafts - îlot théorique tourné vers le passé, autour de la figure charismatique de William Morris. L’ère des machines et des grandes constructions métalliques, et la controverse sur leur capacité à créer la Beauté, à l’époque des premières Expositions Universelles - face auxquelles les courants Art Nouveau et Art Déco expérimentent de nouvelles associations entre la structure et l’ornement. Et enfin la diffusion de la pensée marxiste, et la question de l’engagement des arts dans le programme socialiste en construction, qui se concrétise dans les avant-gardes et les écoles (Bauhaus, Vouthemas), à la recherche d’une convergence entre les théories et les pratiques, entre l’art et la politique. Le design semble naître grâce à une conjonction très particulière entre le régime technique, le régime esthétique et la conscience politique de la nouvelle société moderne, tout en ayant une certaine distance critique par rapport à elle. De ce point de vue, son invention en tant que discipline ressemble plutôt à la fabrication d’un nouveau courant artistique, poétique ou littéraire plus qu’à l’invention d’un secteur d’activité sur mesure pour l’industrie montante. Ainsi le design «des origines» peut être compris comme un phénomène culturel, mélangeant prises de position théoriques et expérimentations dans le domaine de la technique et du commerce. Mais cette description assez intellectualiste est pour de nombreux théoriciens contemporains le signe d’une Histoire du design largement médiatisée comme «une succession d’icônes et de grands noms... dans une vision qui reste téléologique et soumise au modèle dominant des valeurs de la Modernité 27  Ettore Sottsass, interviewé par Michèle Champenois pour Le Monde, le 29 Août 2005. 35
  • 36. Design / Crises / Controverses occidentale»28. Alexandra Midal de son côté évoque le manque d’une Histoire du design «qui rende compte de la diversité de son panorama»29, c’est à dire capable de montrer les fondements du design à travers une grande variété de pratiques et d’expériences, et non seulement à travers quelques cas exemplaires, contenant de nombreux présupposés dogmatiques à propos d’une discipline qui n’existe pas encore complètement. Si le design existe en puissance dans la rencontre des arts et de l’industrie à l’époque moderne, alors il faut faire remonter sa naissance historique aux premières manifestations d’une telle rencontre (c’est-àdire la première Exposition Universelle en 1851), et non aux premières théories énoncées en faveur d’une certaine orientation pour cette rencontre. De cette manière, le design est bien un phénomène qui témoigne d’une «réorganisation des forces en présence entre les beaux-arts et les arts décoratifs»30 avant d’être un mouvement, un courant de pensée, ou encore une discipline. Sonder le récit des origines. Si le design est un phénomène culturel avant d’être une discipline c’est-à-dire, s’il existe avant qu’on ne lui ait donné un nom ! - doit-on alors chercher ses sources dans la très grande diversité des pratiques où les arts appliqués et l’industrie se rencontrent, à cette époque, ou dans les quelques cas emblématiques que retient l’Histoire du design ? Le contexte moderne est marqué par les découvertes, les inventions, les ruptures : il peut donc sembler contradictoire de vouloir identifier le design dans quelques exemples particuliers, alors que l’époque baigne dans un climat de transformation et d’instabilité générale. Ceci nous pousse à penser que l’Histoire du design privilégierait un «récit des origines» à une chronologie détaillée, soit par manque de connaissances précises sur les faits et les pratiques dans lesquelles on peut reconnaître une forme de démarche de design - or ce jugement se base 28  Jocelyne Leboeuf, article L’Histoire du design en débat (3) sur le blog «Design et Histoires». 29  Alexandra Midal, Design, introduction à l’histoire d’une discipline, op. cit. p.9. 30  ibid p.13. 36
  • 37. PARTIE 1. [ AU NOM DES PÈRES ] précisément sur une définition du design qui s’est formée a posteriori et ne s’est jamais complètement fixée - soit par volonté au contraire, de fonder le design, de lui donner des racines, précisément face à la disparité des phénomènes qui ont pu concourir à son émergence, dans un contexte chaotique. Ainsi, on trouve parmi ces piliers fondateurs les écrits de Catherine Beecher sur la rationalisation de l’habitat, la production artisanale de la secte des Shakers, le style Néogothique de l’architecte Augustus W.N. Pugin, les théories de John Ruskin et la vocation morale de l’art selon les préraphaélites, l’influence du japonisme, très présente en peinture mais aussi dans les arts décoratifs (dans l’organisation du décor et des objets dans l’espace), la pensée de William Morris, écrivain utopiste, artiste, et militant socialiste, et enfin le Deutscher Werkbund, première forme organisée d’une association entre l’artisanat et l’industrie. Ces éléments forment une généalogie du design qui a été formulée après que le design en lui-même s’est développé dans l’industrie et les entreprises européennes, notamment à travers l’ouvrage fondateur de Nikolaus Pevsner, Pioneers of Modern Movement, paru en 1936. Grace Lees-Maffeï, chercheuse à l’Université de Hertfordshire, démontre dans ses travaux que l’Histoire du design est une discipline en débat, trop contemporaine de l’évolution des pratiques pour avoir le point de vue objectif et distancié que l’Histoire requiert. Ainsi le PCM Paradigm31 (paradigme de la production-consommationmédiation), est une lecture du design en trois temps, qui correspondent à trois étapes de questionnement de la société moderne - la première privilégiant une analyse du design à travers le processus de production (histoire des techniques et de l’industrie, histoire de l’art et des arts appliqués, économie politique et théories du capitalisme), la deuxième allant vers une analyse de la société de consommation, grâce à l’intérêt des sciences humaines pour ce sujet (Baudrillard, Barthes, Moles... au long des Trente Glorieuses), et la dernière cherchant à explorer le design à travers sa médiatisation (approche contemporaine). Ainsi, on constate que la construction de l’Histoire du design en tant que 31  Grace-Lees Maffeï, «The Production-Consumption-Mediation Paradigm», dans The Current State of Design History a special issue Éd. Hazel Clark and David Brody, The Journal of Design History, 22 : 4(2009), pp.351-376. 37
  • 38. Design / Crises / Controverses science / connaissance, et la légitimation du design en tant que discipline opèrent dans des champs très proches, et sur un panel assez répétitif d’exemples et d’appuis théoriques. Cette observation nous pousse à considérer l’Histoire des «débuts» du design comme un acte fondateur plus que comme une chronologie des faits, c’est-à-dire la reconnaissance de certains invariants éthiques, esthétiques et conceptuels qui vont jalonner la discipline : en somme, un héritage. Définir un héritage, c’est se donner un bagage historique : une manière de fonder le design comme une pratique intègrale et non un simple courant de pensée fruit de l’industrialisation, et fluctuant au gré des modes et des événements économiques. Or, comme on l’a dit plus haut, la fin du 19e siècle est une période de profonds changements, qui peuvent à bien des égards être lus comme des crises dans le champ artistique : crise de la représentation dans l’art, crise de l’architecture dans le rapport entre l’ornement et la structure. Reconnaître les racines du design dans cette période-là, n’est-ce pas assumer d’emblée qu’il est une pratique profondément liée à ces changements ? Il nous faut alors questionner les «Pères du design», expression qui donnerait à penser qu’il y a une réserve d’âme, ou un trésor caché d’inspiration dans cette période pour le design. Que dire alors d’une paternité dans un contexte de crise ? Nous allons tenter de voir si cet héritage, formulé par l’Histoire du design et auquel de nombreux praticiens se réfèrent encore de nos jours, nous renseigne sur quelques traits structurants de cette discipline, née dans une période de changement. 38
  • 39. PARTIE 1. [ AU NOM DES PÈRES ] 1. Aux origines du design : un questionnement théorique et pratique de l’idée de progrès. La deuxième révolution industrielle (1850-1920) est marquée par la mise en scène du changement. L’industrialisation arrivée à son apogée s’exprime dans les vitrines spectaculaires des Expositions Universelles et des grands chantiers urbains. C’est l’époque du passage à l’échelle des innovations, à destination des masses. Par l’intermédiaire des nouveaux moyens de communication et de représentation (la photographie, le cinéma, le téléphone), la nouveauté n’est plus l’objet de curiosité des cercles scientifiques et des salons, elle doit être soumise à l’appréciation du grand public - ce qui suscite les rumeurs, fantasmes et représentations culturelles de masse que nous regardons aujourd’hui avec humour : peur panique à propos des effets physiologiques du voyage en train, rejet de l’automobile sous ses premières formes pour son odeur et son bruit ( ...alors qu’elle sera l’une des marchandises les plus massivement industrialisées au monde ! ), ou au contraire engouement pour des inventions qui tomberont rapidement dans l’oubli (comme le trottoir roulant, appelé «Rue de l’avenir» à l’Exposition Universelle de 1900)... C’est bien dans ces conditions de représentation spectaculaire du «nouveau» que se diffuse l’idée de Progrès - à savoir comme une amélioration globale de la condition humaine, et l’avènement d’un futur préparé et anticipé par une action humaine résolument volontariste. Pierre Papon montre dans Le temps des ruptures que se dessine à cette époque une véritable corrélation entre l’évolution des sciences, les transformations politiques et la philosophie, autour de l’idée de Progrès. «Une vision messianique propage l’idée, tout au long du 19e siècle, qu’il existe un lien causal entre progrès scientifique et technique d’une part, et progrès social ou moral d’autre part, dit-il. Tout se passe comme si l’histoire était un 39
  • 40. Design / Crises / Controverses • Une scène de l’Exposition Universelle de Londres en 1851, extraite de The illustrated exhibitor comprising sketches of the principal exhibits of the Great Exhibition of 1851 (Numbers 1-30), collection Robertson. mouvement linéaire quasi continu dans lequel le Neuf serait une source permanente de progrès»32. Ce consensus social sur les bienfaits du progrès technique est encouragé par certaines politiques européennes, comme un signe du processus de démocratisation. Parallèlement, l’industrie devient le symbole de la performance des nations, sur le plan technique, mais aussi économique et politique, puisque cela va de pair avec le rayonnement scientifique et l’amélioration du niveau de vie. L’Exposition Universelle de 1851 à Londres est précisément pensée comme un lieu de démonstration du génie britannique, en insistant notamment sur la complémentarité entre les compétences techniques et le goût esthétique du pays, sous l’influence d’Henri Cole, qui déclare en 1847 : «Du grand art dans ce pays, il y a abondance, de l’industrie mécanique et de l’invention, il y a profusion sans pareille. La chose qui reste encore à faire c’est d’effectuer la combinaison des deux, marier le grand art avec l’habileté mécanique»33. À travers la pensée de Cole, on comprend bien qu’une forme de beauté commence à être ressentie dans l’expression simultanée des grandes inventions techniques et de leur inscription dans la vie sociale, à travers des nouveaux usages, un nouveau confort, dans le courant de Hume, liant le beau et le commode comme on lie l’utile et l’agréable. Les Expositions Universelles reflètent ainsi un nouveau rapport à la puissance technique, dans lequel les nations peuvent s’identifier, et voir une forme d’accomplissement. Ainsi, on peut dire que le «Nouveau» prend à ce moment un sens public : il doit opérer dans la sphère populaire et non plus dans celle des experts et des intellectuels. Ce qui est aussi le symptôme de sociétés dont les besoins matériels changent massivement : transition démographique, réorganisation des classes sociales, exode rural, changement des conditions de travail nécessitant de nouveaux lieux de vie, des nouveaux transports, et une autre organisation du temps. 32  Pierre Papon, Le temps des ruptures, aux origines culturelles et scientifiques du 20e siècle, Éd.Fayard, 2004, p.25. 33  Henry Cole (1808-1882) cité par Henry Petrovsky, «The success of Crystal Palace», dans To Engineer is Human, New York, Saint-Martin’s Press, 1985. 40
  • 41. PARTIE 1. [ AU NOM DES PÈRES ] Critique du changement. C’est dans ce contexte de positivisme dominant que se développent les réflexions reconnues comme étant à l’origine du design, dans une optique résolument alternative. En les comparant, on remarque qu’elles ont en commun une dimension contestataire (ou réformatrice), et une réflexion sur l’environnement matériel comme reflet de la mentalité, voire de l’éthique, d’un mode de vie. Ainsi, chez les Shakers (communauté protestante radicale émigrée aux États-Unis à la fin du 18e / début du 19e siècle), les biens matériels sont standards et interchangeables afin d’effacer toute notion de propriété. Produits par la communauté et dénués d’ornements, les objets sont une sorte d’environnement de base pour une éthique de vie pieuse, austère, et renonçante. Ce minimalisme va complètement à l’encontre de tous les styles décoratifs dominants à l’époque - tout comme le fait d’intégrer fabrication et usage des choses dans un mode de vie communautaire. Un même désir d’authenticité et d’épuration se fait sentir dans la pensée de John Ruskin quelques décennies plus tard, et s’exprime dans sa défense du Néogothique. Les Sept Lampes de l’Architecture, son ouvrage majeur, pose les enseignements d’une pratique «morale» de l’architecture, basée sur la mémoire et l’obéissance. Cette vision de la création résolument «anti-révolutionnaire» est très originale : Ruskin s’oppose à la restauration des bâtiments, affirmant que l’architecture est un ensemble organique qui doit vivre, durer, être préservé, et mourir. Témoins d’un autre temps, les bâtiments anciens doivent alimenter l’imagination des courants contemporains, dans une continuité historique. Ruskin lutte ainsi contre une amnésie qui serait fatale à l’époque moderne. Cette pensée d’ordre esthétique est reprise par William Morris, qui lui associe une dimension sociale. Pour Morris, l’idée d’une avancée linéaire vers une amélioration de la société dans le progrès moderne est un mensonge : «Depuis que j’ai entendu parler de vin fabriqué sans jus de raisin, dit-il dans une conférence en 1880, de toile de coton principalement à base de barytine ou de soie constituée aux deux tiers de tripes, de couteaux dont la lame se tord ou se casse dès que vous voulez couper quelque chose de plus dur que du beurre, et de tant de mirifiques prodiges du commerce actuel, je commence à me demander si la civilisation n’a pas atteint un point de falsifi- 41
  • 42. Design / Crises / Controverses cation tel que son expansion ne mérite plus d’être soutenue.»34 Derrière cette caricature, Morris pointe la désynchronisation dont souffre la Modernité - entre le travail des machines et le travail humain, entre la beauté et le labeur quotidien, entre l’art et la vie. À cette vision désunie du monde moderne, Morris oppose une vision idéalisée du Moyen Âge, où «l’art n’était pas divisé entre des grands hommes, des hommes moyens et des hommes petits»35, et les artistes n’étaient pas comme aujourd’hui «des hommes très cultivés qui pouvaient par leur éducation, en contemplant les gloires passées du monde, écarter de leur vue la laideur quotidienne dans laquelle vit la multitude»36. Opposant une illusion à une autre, la contestation de Morris passe par l’utopie, mais une utopie qui engage l’action, ce qui fait que sa pensée est une source d’inspiration fondatrice pour de nouvelles formes d’arts appliqués, comme les Arts & Crafts. Dernier exemple de contestation, les écrits de Catherine Beecher - Treatise on Domestic Economy (Traité d’économie domestique) en 1846 et The American Woman’s home (1869), qu’Alexandra Midal compte parmi les fondations du mouvement moderne37. Ces ouvrages populaires ont pour but d’affranchir la gent féminine du diktat des tâches ménagères. On y parle non seulement de confort d’usage d’un point de vue quasi scientifique (préfigurant l’ergonomie), mais aussi d’organisation des tâches dans l’espace, de qualité de la lumière, et de gestion des eaux : derrière cela, une volonté de réforme sociale se fait sentir, présentant la cuisine comme un «tout fonctionnel», et l’espace domestique comme le premier 34  William Morris, «Our Country Right or Wrong», (1880) conférence citée par Olivier Barancy en commentaire de l’Âge de l’ersatz, Éd. de l’Encyclopédie des nuisances, Paris, 1996.   8 - 36  William Morris (Oeuvres choisies, XXII - 9 et XXII - 25) cité par Nikolaus Pevsner, dans Les Sources de l’Architecture Moderne et du Design, Thames & Hudson Ed, p.132. 37 «C’est la raison pour laquelle il était indispensable d’ouvrir cette histoire sur l’exception américaine, incarnée par la pionnière Catherine Beecher, qui à la fin de la première moitié du 19e siècle, orchestra la rationalisation des déplacements et des gestes de la ménagère dans l’habitation. Au delà de cette promotion de la raison derrière le discours fonctionnaliste, Beecher visa non seulement à soulager le travail des femmes , mais surtout à faire valoir le bienfondé de l’abolition de l’esclavage. Dès l’origine donc, et c’est une donnée essentielle, le design relève d’un engagement féministe et abolitionniste» Alexandra Midal, Design : Introduction à l’histoire d’une discipline, op.cit, p.10. 42
  • 43. PARTIE 1. [ AU NOM DES PÈRES ] lieu de modernisation des modes de vie. Soeur de Harriet Beecher (auteur de La case de l’oncle Tom), Catherine Beecher est présentée comme l’une des premières féministes, et le parallèle avec l’abolitionnisme est évident. Ainsi, ces différentes pensées de l’environnement matériel témoignent toutes d’une volonté de réforme du goût et des manières de vivre de la Modernité, à travers des idéologies très différentes : le protestantisme chez les Shakers, la conscience d’un l’héritage artistique et de l’Histoire chez Ruskin, l’engagement socialiste chez Morris, et la défense de la cause féministe chez Catherine Beecher. Derrière cela, se dessine une vision critique du changement, et l’idée que le projet moderne comme une ascension linéaire et continue est voué à l’échec, et qu’il doit être soumis à un regard critique. Évidemment, entre la posture de renoncement autarcique des Shakers, le militantisme politique de Morris et les préconisations pratiques de Beecher, l’écart est grand. La seule chose qu’on peut déduire de ces exemples divers, c’est que les pionniers présumés de ce qu’on appellera le «mouvement moderne» se situent paradoxalement dans un questionnement profond de ce qu’est la Modernité et de sa viabilité. Le design naît donc dans une réflexion qui négocie entre une forme d’utopisme et la nécessité de transformer pratiquement les conditions de réalisation de la Modernité. On doit alors se demander à quel moment, derrière la critique du changement, se dessine la nécessité d’objets nouveaux, et d’une forme d’action nouvelle. Le temps paradoxal de la Modernité. Comme on l’a vu plus haut, les architectes et les artistes des Arts & Crafts veulent atténuer ou dépasser la rupture temporelle imposée par les inventions modernes. Ainsi, William Morris définit l’architecture comme «l’ensemble des modifications et des variations introduites sur la surface terrestre pour répondre aux nécessités humaines»38. L’architecte contemporain Pierre-Alain Croset analyse cette notion de modifica- 38  William Morris, The prospects of Architecture and Civilization, conférence faite au London Institute, le 10 mars 1881, cité par Leonardo Benevolo, dans Histoire de l’architecture moderne, vol 1, Éd. Dunod, Paris, 1978, p.194. 43
  • 44. Design / Crises / Controverses tion comme précisément en opposition à l’idée que l’architecte est un démiurge qui produit des «objets nouveaux» : selon lui, «l’idée de modification suppose au contraire un dépassement de l’idée de rupture temporelle : le temps passé doit continuer à vivre dans le présent. Vouloir modifier signifie agir à partir de l’expérience de la durée temporelle : à partir donc d’une véritable chronophilie, qui signifie l’amour du temps progressif»39. Ainsi, la vision de Morris s’oppose à l’idée d’un renouvellement par table-rase nécessaire du passé - idée qui sera soutenue par nombre d’architectes modernes : elle dessine une écologie de l’environnement artificiel, selon laquelle toute création n’est qu’une transformation de la condition pré-existante du monde. Pierre-Alain Croset cite à ce sujet le philosophe italien Franco Rella, pour qui la «modification», loin de minimiser l’action, est au contraire une immense prise de risque. «L’amour qui veille sur la chose comme sur une relique pour un autre temps signifie la mort de la chose, dit-il dans un article pour Casabella en 1984. Nous ne pouvons faire vivre les choses que si nous les modifions, que si nous nous faisons sujets de cette modification, qui les arrache à la rigueur mortelle dans laquelle elles sont enfermées. Les choses sont sauvées de cette aura mortelle seulement si l’on ose la majeure transformation, si l’on ose par conséquent une véritable transfiguration. Parcourir la voie des possibles, appartenir à son propre temps et aux contradictions lacérantes qui le traversent, mettre en jeu, dans cette tentative, les images et sa propre image, représente un choix dramatique ? Loin de toute certitude - y compris la certitude de la fin - tout parcours se révèle périlleux»40. Mis en lumière par le texte de Rella, la thèse de Morris s’éloigne ainsi d’un plaidoyer anti-moderne, elle exprime au contraire le péril (et donc le courage) d’agir dans une Modernité qui s’emballe, et la nécessité absolue de penser cette action, d’un point de vue de contemporain, et non de celui d’un rêveur tourné vers le passé. Ce qui fait de lui un penseur résolument moderne : pris dans les contradictions de son temps, et malgré lui, condamné à inventer et à expérimenter des formes d’action. Pourtant, Morris libère une 39  Pierre-Alain Croset, L’architecture comme modification, conférence donnée en 1984, chaire de Luigi Snozzi 40  Franco Rella, «Tempo della fine e tempo dell’inizio», dans Casabella n°498-499, janvierfévrier 1984. 44
  • 45. PARTIE 1. [ AU NOM DES PÈRES ] marge d’action et d’épanouissement pour l’homme dans sa conception de l’art : «l’expression par l’homme de son plaisir au travail»41. Animé par le plaisir d’agir et de fabriquer (idée qu’il développe longuement dans sa conférence La société de l’avenir, prononcée à plusieurs reprises), poète à ses heures et dessinateur inspiré, Morris est à l’origine d’une œuvre intellectuelle et matérielle très fertile, qui constitue une inspiration majeure pour la génération d’artistes et d’architectes qui succèdera aux Arts & Crafts. Le véritable progrès, pour Morris, est donc une transformation mesurée du patrimoine existant, plus qu’une invention ex nihilo, ce qui implique une conscience aiguë du temps dont on est contemporain et du passé dont on est issu. Notons d’ailleurs que c’est aussi comme cela qu’il conçoit la révolution socialiste, qui «ne signifie jamais un changement purement mécanique qui imposerait à une opinion publique hostile un groupe d’individus ayant réussi d’une manière ou d’une autre à s’emparer du pouvoir (...), mais la transformation des fondations de la société»42. Ainsi, la pensée de William Morris pointe non pas la difficulté de contester le projet moderne (ce qui pour lui est une évidence !), mais celle de saisir le juste temps de l’action pour le modifier43. Or, dans le contexte de l’époque, deux choses s’opposent à cette conception mesurée du temps. D’un côté, évidemment, la «locomotive du Progrès», la course vers l’avenir du temps moderne : temps fondamentalement paradoxal, note Franco Rella. «Au fur et à mesure que la volonté de progrès 41  William Morris, cité par Nikolaus Pevsner, Les Sources de l’Architecture Moderne et du Design, op.cit. (XXII, 42). 42  William Morris, en introduction à sa conférence «Comment pourrions nous vivre ?», prononcée le 30 novembre 1884, cité par Serge Latouche, en préface d’une re-édition de ce texte, Éd. Le Passager Clandestin, Paris, 2010, p.15. 43  C’est en cela que Serge Latouche définit Williamn Morris comme l’un des précurseurs de la décroissance. Morris y engage une réflexion sur les conditions d’une transformation mesurée et vigilante du monde : ce qui va à l’encontre de l’historicisme dominant à l’époque, dans lequel l’industrie et le progrès technique sont les signes d’un mouvement téléologique de la société. L’action préconisée par Morris et par les Arts & Crafts se rapproche plus du kairos grec, c’est-à-dire le juste moment d’agir, l’équilibre ténu entre la modification du monde et la subjectivité de l’artiste - qui est aussi la clé de l’art véritable puisque les anciens le définissent comme le moment infime où l’oeuvre cesse d’émaner de l’action de l’artiste pour exister en elle-même. 45
  • 46. Design / Crises / Controverses et de projet établit ses fondements, elle défait ce qui est déjà là, imprimant au monde même une oscillation continue, le sens de l’écoulement et de la perte irrémédiable. Le temps de la croissance devient également le temps qui entraîne les choses vers le néant»44. Le temps de la Modernité est ainsi à l’image de ses inventions «auto-dévorant» - conception dont on trouve chez Raymond Guidot qu’elle prévaut aussi pour l’espace géographique : «Exemple d’un processus de développement où tout procède de tout, où l’offre et la demande, sur le plan strictement technologique, bien souvent se confondent, la machine à vapeur, convertie en locomotive, devient consommatrice, à une échelle considérable, de milliers puis de centaines de milliers de kilomètres de rails en provenance des laminoirs»45. À la locomotive infernale qui consomme le «ici» et le «maintenant», s’oppose le temps des artistes préraphaélites : une vision nostalgique du passé (le médiévisme) et un fantasme de société pré-industrielle harmonieuse et équitable. Si le passé est une référence majeure pour les courants esthétiques de l’époque, car synonyme d’un «ailleurs» enchanté (peu avant l’apparition du fauvisme et de l’exotisme), il n’est pour William Morris qu’une source d’inspiration pour construire l’utopie d’une société «post-industrielle». L’écrivain Raymond Trousson dit à propos de Morris que sa pensée ne relève en rien d’un fantasme d’esthète (ou d’une «Angleterre de Disneyland» en citant Alexandre Cioranescu)46, elle est au contraire «fondée sur un examen précis d’une situation économique, et développe un tableau conforme à l’orthodoxie marxiste, où l’État a fini par disparaître et où l’extrême décentralisation conduit à un libre humanisme»47. Ainsi, il nous faut comprendre que le temps de l’action défendu par William Morris et les Arts & Crafts est aussi paradoxal qu’inspirant : il ne se situe ni dans le positivisme, qui imagine une évolution naturelle 44  Franco Rella, «Tempo della fine e tempo dell’inizio», op.cit. 45  Raymon Guidot, Histoire du design 1940-1990, Éd. Hazan, 1994. 46 «Cette utopie située dans l’Angleterre rénovée du 22e siècle a souvent été considérée comme la pure création irréaliste d’un esthète. A. Cioranescu n’y voit encore que «le rêve millénariste du communisme intégral dans une atmosphère de Cocagne» ou «une Angleterre de Disneyland». En réalité, elle est tout autre chose que l’apologie d’un médiévisme artisanal par un préraphaëlite.» Raymond Trousson, D’Utopies et d’Utopistes, Éd. L’Harmattan, 1997, p. 65. 47 - 21  ibid. p.65-66. 46
  • 47. PARTIE 1. [ AU NOM DES PÈRES ] du machinisme vers un meilleur environnement humain ; ni dans la nostalgie esthétique, qui renonce au présent moderne. C’est pourquoi, selon Raymond Trousson, l’utopie de Morris «est la seule où coexistent harmonieusement machinisme et artisanat, et ce n’est un paradoxe qu’en apparence de faire de Morris le champion éclairé d’un machinisme bien compris»48. L’écrivain ajoute que cette pensée marque un tournant majeur dans la perspective utopiste à la fin du 19e siècle, puisqu’il s’agit de faire le pont entre le progrès en marche, et des visions d’un avenir souhaitable. Si la pensée de William Morris est beaucoup plus large, voilà ce qu’on peut en retenir qui semble poser un point d’origine conceptuel pour le design : un «utopisme créatif» serait nécessaire pour modifier le projet moderne sans le nier. En cela, les Arts & Crafts sont les véritables pionniers d’un nouveau mode d’action, qui renvoie à la fois à l’auto-production minimaliste des Shakers et au rationalisme pratique de Catherine Beecher. Un mode d’action qui jette donc une passerelle temporelle entre le passé à honorer et l’avenir en marche, mais également entre la Modernité et son propre avenir, qui lui échappe faute d’une vision juste de ce qu’elle est en train de réaliser. Les Arts & Crafts en eux-mêmes ne furent pas une réussite : William Morris déplorait à la fin de sa vie de n’avoir su réaliser qu’une petite quantité de beaux objets artisanaux («Je ne veux pas de l’art pour quelques-uns, pas plus que je ne veux l’éducation pour quelques-uns, ou la liberté pour quelques-uns»49) et, de la même manière, de n’avoir pas achevé le parallèle entre la réforme des arts et le programme socialiste. Cependant, on mesure bien l’impact de sa pensée sur le mouvement moderne, à travers cette conception du temps et de l’action. Si par la suite les artistes modernes pourront être encore partisans de la ‘tablerase’ (dans un but de libération de l’art - on pense, entre autres, aux futuristes), certains prendront en compte dans leurs pratiques l’idée d’une homogénéité temporelle, non pas incompatible avec la nouveauté, 49  William Morris, cité par Nikolaus Pevsner, Les Sources de l’Architecture Moderne et du Design, op. cit. p. 20 (XXII, 26). 47
  • 48. Design / Crises / Controverses mais précisément nécessaire pour empêcher la Modernité de se ‘mettre en crise’ d’elle-même - ce qui arrivera cependant... Pierre-Alain Croset cite à ce propos une saisissante description de la cathédrale de Reims, par Le Corbusier, après guerre : «L’architecte plasticien, le poète, passent devant la cathédrale, lèvent les yeux sur la façade : elle est sublime, elle est tragique, plastique, une unité complète règne, un souvenir peut y demeurer à jamais inscrit. Il faut laisser les choses dans l’ordre, empêcher simplement que les pierres ne s’écroulent, maintenir cette oeuvre nouvelle de l’an 1418. Ce travail des hommes, cet événement de l’Histoire, cette étonnante aventure, cette leçon de morale. Tout était présent, on a tout saccagé, anéanti. Des archéologues sont venus, ils ont mis des pierres en style gothique, des statues en style gothique. Cette vision fabuleuse, que j’ai évoquée en quelques mots, s’est évanouie à jamais»50. Le Corbusier, bâtisseur révolutionnaire de la Modernité s’il en est, conçoit ainsi que la nouveauté doit se faire «sur et avec» ce qui lui pré-existe, en excluant tout fétichisme historique puisqu’il dit aussi dans la Charte d’Athènes : «La mort (...) frappe aussi les œuvres des hommes. Il faut savoir, dans les témoignages du passé, reconnaître et discriminer ceux qui sont bien vivants. Tout ce qui est passé n’a pas, par définition, droit à la pérennité : il convient de choisir avec sagesse ce qui doit être respecté»51. On ressent, dans cette idée, l’héritage des Arts & Crafts, à travers une très grande responsabilité de la création, retirant l’artiste-artisant-architecte de sa tour d’ivoire et le plaçant résolument dans un temps contemporain, avec le devoir de comprendre et de connaître le monde où il agit. Cette conception va évidemment de pair avec une pensée politique et sociale, dont William Morris est encore emblématique. 50  Le Corbusier, «À propos d’architecture d’accompagnement et de respect du passé», texte manuscrit datant d’avril 1946 (Fondation Le Corbusier), publié dans Le Corbusier le passé et la réaction poétique, Caisse Nationale des Monuments et des Sites, Paris, 1988, p.96. Cité par Pierre-Alain Croset, L’architecture comme modification, op.cit. 51  Le Corbusier, Charte d’Athènes, point 66, Éd. de Minuit, Paris, 1957, p.88. Cité par Pierre-Alain Croset, ibid. 48
  • 49. PARTIE 1. [ AU NOM DES PÈRES ] 2. Un projet essentiellement politique. À la fin du 19e siècle, il semble évident que la contradiction principale de la Révolution Industrielle est de nature politique et sociale. Au lieu d’émanciper l’homme par le progrès technique et les découvertes de la science, l’industrialisation n’a fait que déplacer des rapports de pouvoir (de la noblesse sur les paysans à la bourgeoisie propriétaire sur les prolétaires) en rendant ces pouvoirs d’autant plus tyranniques qu’ils reposent sur la logique implacable du capitalisme, et la recherche du profit. Après avoir évoqué son rayonnement culturel et social, faisons un pas de côté volontairement critique sur l’industrie de la fin du 19e siècle. Au lieu de peupler le monde de créations merveilleuses, elle n’a fait en grande partie qu’imiter les caractéristiques du décorum traditionnel, reproduisant industriellement le style surchargé et le luxe ostentatoire du cadre de vie bourgeois. Ainsi, l’Exposition Universelle de 1851 se solde par un constat d’échec : loin de démontrer les capacités de réalisation de l’industrie, elle ne fait que souligner les différences de qualité entre les objets de facture artisanale et les objets de facture industrielle. Contraste d’autant plus fort que le bâtiment qui héberge l’Exposition, le Crystal Palace, est une formidable prouesse technique, et un succès populaire : du jamais-vu. Par opposition, les objets présentés à l’intérieur semblent fondés sur la simple volonté de plaire et de vendre selon le goût dominant. D’où la déception des contemporains : au lieu de la «transition merveilleuse [amenant] à l’unité de la race humaine»52 prédite par le Prince Albert, promoteur de l’Exposition, ne se trame qu’une mise en scène mercantiliste à grande échelle des travers de la société moderne. En résulte une première vague de contestation chez 52  Le Prince Albert, cité par Michel Chevalier, dans L’exposition universelle de Londres considérée sous les rapports philosophique, technique, commercial et administratif, au point de vue français, Paris, Éd. L. Mathias, 1851, p.36 49
  • 50. Design / Crises / Controverses les intellectuels anglais (l’Angleterre étant le premier lieu de mise en évidence de cette contradiction), pointant le fait que le bon usage des techniques industrielles ne pourra provenir que d’une réforme parallèle du goût et du mode de vie, plus particulièrement ceux de la classe sociale qui a le plus de pouvoir d’échange avec le régime industriel, à savoir la bourgeoisie. Derrière «l’esthétique de faussaire» des objets industriels, c’est le matérialisme qui est condamné, et la déperdition des valeurs morales et spirituelles dans un environnement artificiel où l’art véritable n’a plus sa place. Un deuxième constat d’échec porte sur la dégradation massive des conditions de vie populaires par l’industrialisation. En parallèle des premières Expositions Universelles, qui sont, d’une certaine manière un démenti public du progrès industriel, se multiplient les écrits scientifiques sur les dégâts de la modernisation sur l’hygiène et la santé. Le docteur Cazalis (1848-1909), est parmi les premiers à tenter de théoriser ses préconisations, établissant un lien de causalité entre insalubrité matérielle des logements ouvriers et mauvaise santé «morale» de la société. Son ouvrage Les habitations à bon marché et un art nouveau pour le peuple53 met en avant les bienfaits d’une décoration épurée et saine - mobilier sobre et solide, murs blanchis à la chaux, préfigurant la «Loi du Ripolin» de Le Corbusier quelques décennies plus tard. Cette thèse, véritable amalgame entre une problématique esthétique et une problématique scientifique (ce qui reflète assez bien la vocation de Cazalis, médecin et poète parnassien), caractérise pour A. Midal une «esthétique hygiéniste et eugéniste (...) qui envisage la résolution des problèmes de santé publique par l’application de principes de décoration»54. Pieuse illusion, peut-on dire, d’une élite intellectuelle aisée qui tente de trouver des solutions-miracles à des maux dont elle est elle-même indemne. Cependant on voit à travers cela que la prise de conscience des effets de la modernisation est à cette époque, double : elle concerne autant la décadence du goût esthétique, que la décadence de l’ordre social, 53  Jean Lahor (Henri Cazalis), Les habitations à bon marché et un art nouveau pour le peuple, Paris, Librairie Larousse, 1905. 54  A. Midal, Design : Introduction à l’histoire d’une discipline, op.cit, p.47. 50
  • 51. PARTIE 1. [ AU NOM DES PÈRES ] réduisant à l’esclavage ou à la déréliction des populations entières. Deux paramètres qui préfigurent une Modernité qui a perdu ses objectifs, et est en train de fabriquer les moyens de sa propre crise. Ainsi, on voit bien que les questionnements esthétiques qui sont à l’origine du design (la qualité des produits industriels mais aussi la cohérence de l’environnement matériel, la décoration intérieure, etc.) sont indissociables de ceux de la science, de la politique et de l’économie, face au problème global posé par l’industrialisation galopante. Cette prise de conscience d’un constat d’échec ou cette crise de la Modernité est associée, a posteriori, à l’invention du design, discipline à cheval sur ces différentes problématiques, ce qui le relie à une entreprise essentiellement politique. Il nous faut voir comment a pu émerger, dans des formes de proto-design, une vocation politique, qui va introduire progressivement les théories du mouvement moderne. Entre la Firm et la League : l’intellectuel utopiste et l’entrepreneur socialiste. Une première variété de designer engagé s’incarne certainement dans la figure de William Morris. Connu parmi les plus fervents promoteurs des idées marxistes en Angleterre, Morris co-fonde en 1884 la courte mais prolixe Ligue Socialiste (1884-1890), pour laquelle il écrit un certain nombre de pamphlets et conférences, ainsi que les Nouvelles de Nulle Part, dans les années 90, qui serviront de feuilleton au journal Commonweal de la Ligue. La vision de Morris est celle d’un poète plus que d’un politicien pragmatique, au sens où il imagine une société où le travail est le principal vecteur de bonheur et de solidarité, et cela non pas en niant complètement le rôle des machines, mais en remplaçant l’industrie «brute» par de petits dispositifs techniques performants, adaptés au travail de petits groupes d’artisans très qualifiés. Vision d’un territoire partiellement désindustrialisé mais pas pour autant primitif, qui alimentera de nombreux utopistes comme Ivan Illich, Ingmar Granstedt ou André Gorz, en opposition à celle de la ville tentaculaire, inaugurée par Edgard Bellamy, qui écrit quasiment en même temps que Morris son roman Looking Backward (1888). En replaçant la chaîne de 51
  • 52. Design / Crises / Controverses • Logo pour la Kelmscott Press, dessiné par Morris en 1892. conception, de dessin et de fabrication dans une organisation du travail inspiré des guildes médiévales, Morris invente avant l’heure une forme de design entrepreunarial et autonome, dont on lui attribue parfois l’origine et l’inspiration dans le courant contemporain des FabLabs («laboratoires de fabrication» et autres tiers-lieux dédiés à l’entreprise personnelle). Dans ce schéma, l’artisan est libre de créer les objets qui lui semblent bons, développant ainsi spontanément un élan humaniste et empathique vers son prochain, et se plaçant à l’échelle des besoins véritables de la société. Dans ces conditions, le travail, qui doit être source de satisfaction autant pour le travailleur que pour l’usager, ne dissocie jamais l’invention de la fabrication, la créativité du savoirfaire, il est donc naturellement facteur d’épanouissement humain, et ce faisant, porte à leur comble les compétences intellectuelles et l’habileté de l’artisan. Ainsi, c’est dans son entreprise, la Firme Morris, Marshall, Falkner & Co, fondée en 1861, que l’engagement politique de Morris et son projet artistique convergent, plus que dans ses réalisations elles-mêmes, qui resteront le plus souvent cantonnées à des commandes bourgeoises. Le «proto-design» qui se dessine à travers cela est donc une activité autonome (ou sinon, communautariste), non tributaire des systèmes machinistes qui dénaturent le travail humain, et conservant ainsi une certaine autonomie politique : Morris envisage le travail artisanal comme une forme d’émancipation sociale, et d’accomplissement politique de l’homme, dans le sens d’une participation volontaire au bien commun, et par là même d’une meilleure connaissance et compréhension de ce bien commun, la société. Ainsi, la production des biens ne doit pas aller sans une juste répartition des biens, et donc une forme de responsabilité morale (ou d’engagement politique) du producteur. «Au moins dans les pays les plus civilisés, dit Morris dans Comment pourrions-nous vivre ?, il pourrait y avoir abondance pour tous. Même sur la base d’un travail aussi perverti qu’aujourd’hui, une répartition équitable des richesses dont nous disposons assurerait à chacun une vie relativement confortable. Mais que sont ces richesses en comparaison de celles dont nous pourrions disposer si 52
  • 53. PARTIE 1. [ AU NOM DES PÈRES ] • Portrait de William Morris par E. BurneJones, 1873. le travail était bien dirigé ? »55. Dans cette vision un peu particulière de la lutte des classes, Morris donne une place à la juste auto-entreprise, association d’artisans ou d’architectes éclairés, guidés par un projet politique : le vivre-ensemble harmonieux. On a pu reprocher à Morris d’être, au delà d’un touche-à-tout génial, un intellectuel fidèle à sa condition de bourgeois, et de ne produire au final que pour ses semblables, ce qu’il déplorait à la fin de sa vie. Mais cela n’est, en réalité, pas si incompatible avec son engagement socialiste : sa pratique va dans le sens d’un épanouissement personnel, tentant d’exploiter au mieux son éducation, son goût esthétique et sa conscience politique, d’un point de vue qui reste avant tout celui d’un observateur éveillé de son temps. Le projet social, un nouvel idéal pour la création. Comme on l’a vu, à la fin du 19e siècle, l’insalubrité des villes est une question très politique, puisqu’elle est un signe indéniable des méfaits du progrès industriel. Scientifiques, philosophes et politiciens s’interrogent, à travers ce constat, sur l’avenir promis à la Modernité. Parallèlement, la problématique du logement à bas prix s’impose comme un sujet d’engagement pour les architectes et les urbanistes, et cete réflexion est véritablement fondatrice pour le mouvement moderne. Si la philantropie et l’hygiénisme semblent, pour l’intellectualisme bourgeois du 19e siècle, des modalités de compréhension de la condition ouvrière (des façons de se l’approprier comme un objet d’étude, d’analyse et de réflexion), cette condition va être également inspiratrice de manières de penser radicalement nouvelles dans l’urbanisme, l’habitat, l’aménagement de l’espace public, en parallèle avec l’évolution des politiques publiques, et consécutive à la définition d’un État-Providence. Ainsi, au moment même où les Arts & Crafts fantasment une Angleterre désindustrialisée, où les «cottages» privatifs dominent dans le paysage, l’architecte Tony Garnier imagine une ville entièrement calquée au contraire sur l’organisation industrielle : la première cité-ouvrière 55  William Morris cité par Serge Latouche, en préface de la réédition de Comment pourrions nous vivre ? (conférence prononcée par Morris le 30 novembre 1884), op. cit. 53